Dans le chapitre précédent : depuis son premier jour d’entrée à la fac, Marion avait fait la rencontre d’une nouvelle amie de confession juive. Très vite, nos deux jeunes filles se sont très bien entendues. On appelle ça le coup de foudre amical, qui n’arrive pas souvent. Et c’est avec un certain enthousiasme que Marion, qui travaille dans sa librairie de quartier, a choisi d’emporter chez elle un livre sur le… judaïsme !


Dans l’épisode précédent :

Après avoir écrit au Consistoire de Paris une lettre de motivation, notre Marion a enfin reçu une réponse de leur part lui demandant de se présenter à une date précise pour passer un entretien afin de valider sa demande.

Je suis dans la salle d’attente du Consistoire au 17 rue saint George, au sixième étage. J’ai l’impression d’avoir attendu cette date toute ma vie. La moiteur de mes mains est la preuve que je suis extrêmement nerveuse.

J’ai plusieurs sensations qui se mélangent à la fois. Je ne saurais dire si c’est l’excitation de voir enfin mes démarches concrètement se réaliser ou la peur de me planter qui prime le plus. Je préfère me remémorer les paroles de Rav Lévy qui m’avait abreuvée d’une pluie de conseils, dans le but d’être prête pour aujourd’hui. Comme les choses à dire, et à ne surtout pas dire.

Il m’avait vivement encouragée à appeler Kim, une autre candidate, pour qu'elle me raconte sa propre expérience. Je n’avais pas eu le courage d’expliquer au Rav que je n’avais pas eu d’affinités avec elle, même s’il en était tout autrement pour son grand frère, lui aussi en conversion…

Lors de nos cours de préparation, les hommes et les femmes étaient séparés comme à la synagogue, même si nous étions tous dans la même classe avec chacun son propre niveau.

Les plus avancés aidaient ceux qui démarraient. Rav Lévy donnait son cours et nous, un bon nombre d’élèves studieux, notions avec frénésie ce qu'il fallait retenir. Le truc sympa qui s’était organisé spontanément, c’est qu’un petit groupe de la classe du mardi soir se retrouvait juste après le cours, au restaurant d’à côté. Soit pour débriefer, soit pour revoir en détail ce que nous venions d’apprendre.

Très vite, je me suis faite amie avec deux, trois filles très gentilles, ainsi qu’Eliézer, qui n’est autre que le fameux frère de Kim.

La première fois que nous nous sommes retrouvés dans cette pizzeria, en attendant nos commandes, nous avions profité d’expliquer chacun notre tour, en quelques mots, notre parcours, et la raison de nos démarches de conversion. Cela me faisait penser un peu aux réunions des Alcooliques Anonymes, comme on voit dans les séries américaines, où chacun doit dire son prénom à voix haute et raconte devant tout le monde ses soucis d’addictions en tous genres.

Contrairement à sa sœur, qui ne manquait jamais de poser des questions assez embarrassantes, Eliézer, lui, était très discret. On sentait qu’il prenait son courage à deux mains pour nous raconter que son papa, qui était juif de père et de mère, s’était marié avec sa mère, non-juive. Toute leur vie, sa sœur et lui s’étaient sentis rejetés de leur famille qui ne les considérait pas du tout. Leur père juif tunisien avait cinq frères et sœurs, et le traitement de faveur qu’on n’accordait pas à sa sœur et lui faisait contraste avec le reste de leurs cousins qui, eux, avaient en revanche une mère juive.

Seule leur grand-mère paternelle les avait réellement aimés de tout son cœur, et c’est grâce à cet amour inconditionnel que, aujourd’hui, Kim et lui avaient décidé ensemble de faire la démarche de devenir de vrais juifs, même si au fond d’eux-mêmes, ils l’ont toujours été. J’avais trouvé leur histoire assez touchante, car je trouvais que ce n’était pas juste de « payer » pour le choix de leur père qui avait décidé de s’unir avec une non-juive.

J’arrivais à comprendre ce sentiment d’injustice auquel il faisait référence, car il m’arrivait de le ressentir à des moments.

D’ailleurs, lorsque j’avais annoncé à mes parents par téléphone mon envie de devenir juive, leur réaction a été exactement comme je m’y attendais :

– Tu as été enrôlée dans une secte, c’est ça ? On n’aurait pas dû t’autoriser à monter seule sur Paris ! Combien d’argent ils t’ont pris déjà ? Tout ceci est complètement ridicule ! Ce que je comprends surtout, c’est que je ne t’ai pas donné assez dans la vie. Que maintenant Madame recherche plus de spiritualité ! Mais qu’est-ce que c’est que ces sornettes à la fin !?

Tu n’es qu'une ingrate, comme ta sœur ! On t’attend à Noël de pied ferme ! Et ne t’avise pas de nous sortir tes débilités sur les religions, sinon, ce n’est plus la peine de nous rappeler, Marion.

En raccrochant ce jour-là, je m’étais dit qu’un jour ou l’autre, je prendrais le temps de bien tout leur expliquer comme il le faudra. Il était normal que mes parents ressentent une certaine crainte de me retrouver enrôlée dans une secte, surtout quand on n’a jamais entendu parler de la Torah, d’Hachem et de Mitsvot.

Donc, comme je vous le disais, il y avait Eliézer, avec qui je m’entendais plutôt bien. Il n'était pas question de quoi que ce soit, ‘Hass Véchalom, car le rabbin avait été très strict et très clair sur le sujet : AUCUNE RELATION AMOUREUSE pendant toute la durée de la conversion, même si cela devait prendre des années.

J’avais appris que pas tout le monde ne respectait cette recommandation, mais qu’importe… Pour rien au monde je n’aurais risqué de rater ma chance de devenir juive. Alors, même s’il y avait quelque chose, ce n’était pas la peine d’y penser.

Mes pensées furent interrompues par la secrétaire du service qui m’appelait à son bureau. Je l’avais trouvée au premier abord un peu rude, voire limite mal élevée, sauf que la suite de notre conversation va me montrer que j’avais eu… drôlement raison :

– Asseyez-vous ! Âge/Prénom/Nom/Profession/Dossier rempli ? Avez-vous amené le chèque ? Hein ? Comment ça, vous attendez que le rabbin vous donne son accord ! Mais on s’en fiche ! C’est pour les frais d’inscription et la gestion de votre dossier. Allez ! Dépêchons-nous ma petite dame, je n’ai pas que ça à faire toute la journée, moi !

Un peu déboussolée par tant d’autorité, je me hâtai de lui donner tout mon dossier complet. J’avais du mal à comprendre pourquoi elle me terrorisait autant. Une fois qu'elle eut examiné tout ce que je lui avais donné, elle me demanda d’attendre encore « un peu » en salle d’attente…

Et après plus d’une heure et demie, l’un des trois rabbins du service que j’avais vu passer me demanda de le suivre. En l’observant de plus près, je me disais qu’il avait l’air commode et avait un visage avenant… sauf que je me trompais.

À peine m’étais-je assise à son bureau qu’il ne me regarda même pas. Il parcourait ma lettre d’attestation et, toujours sans me regarder, me demandait de but en blanc :

– Comment il s’appelle ?

Très énervée que le rabbin Sitbon ne cherche même pas à en savoir plus sur ma vie, je lui répondis malgré moi :

– Comme je l’ai déjà dit à Rav Lévy, et comme son attestation le confirme, je me rends assidûment tous les Chabbath à la synagogue, et non, je ne fréquente personne.

– Allez ! À d’autres ! Les grandes blondes qui se réveillent un matin avec l’envie soudaine de devenir juives, j’en ai vu passer. Vous n’êtes certainement pas la première, ni la dernière.

– Écoutez, il y a sûrement eu des cas comme ceux que vous évoquez, mais je vous jure que personnellement ce n’est pas un…

– Nous allons faire un jeu de rôle Mademoiselle, si vous le voulez bien.

– Un jeu de rôle ?

– Oui ! Vous allez prendre ma place et je vais prendre la vôtre, et vous me direz avec le plus d’honnêteté possible comment vous vous sentirez par rapport à tout ça.

– Euh… Très bien, comme vous voulez.

Je trouvais la démarche étrange, mais je n’avais pas d’autre choix que de faire ce que le rabbin me demandait.

– Alors voilà, tout commence il y a trois ans environ, quand une fille d’à peu près votre âge, couverte de la tête aux pieds comme même une juive de Méa Chéarim ne se serait habillée, vient me voir. Elle s’était assise exactement à la même place que vous aujourd’hui et vint me débiter ses salades. Son blablabla comme quoi elle a toujours été attirée par le judaïsme, Israël, le Chabbath et tout le toutim.

Je lui pose les questions usuelles. Elle arrive à me convaincre par sa monstrueuse culture générale et je décide de lui donner rendez-vous huit mois plus tard pour lui proposer de passer l’examen écrit.

Deux jours avant son rendez-vous, nous recevons un drôle de coup de fil de la part de sa « belle-mère » ! Celle-ci nous annonce qu'il ne faut pas convertir cette jeune fille, car elle ment et qu’elle est en réalité avec son fils. Un peu abasourdis de nous être fait berner, mes confrères et moi-même la convoquons pour lui demander directement si cette histoire était vraie.

Avec force et hargne, et avec de gros sanglots, elle nous assure que tout ceci n’est que du pur mensonge d’une mère qui essaye de venger son fils qu’elle a réfuté par le passé.

Dans le bénéfice du doute, nous laissons passer un délai de six mois. Quelques mois plus tard, la voilà qui revient, fort de constater qu'elle a l’air sincère et honnête. Nous lui faisons passer le fameux examen de plus de huit cents questions sur l’ensemble des connaissances qu’elle a acquises et auxquelles elle doit être capable de répondre. Elle le remporte haut la main. Je crois bien même qu’elle a eu l’honorable score de 799, chose rarissime.

Dans la foulée, nous lui donnons la date de son Mikvé (bain rituel).

Oui, mais voilà, nous avons entre temps un autre coup de fil de la fameuse belle-mère qui récidive d’accusations, sauf que l’accusation était cette fois-ci beaucoup plus grave. Elle nous annonce que la candidate est… enceinte de son fils.

Mes collègues et moi-même sommes choqués d’une telle déclaration, alors que sa première tentative avait déjà lamentablement échoué. Nous allons jusqu’à demander à cette femme pourquoi s’acharner contre cette jeune fille innocente. Elle nous explique qu’elle n’aime pas le mensonge.

Après discussions, nous décidons de convoquer le jeune homme en question, donc le fils de la dame. Lui-même nous jure qu’il connait à peine cette fille qui est en procédure de conversion.

Le soir même, en repensant à toute cette affaire, avant de m’endormir, je n’étais toujours pas tranquille. Je décide avant que la jeune fille ne passe au Mikvé de lui faire passer un test gynécologique pour écarter tout soupçon pour répondre à la question : est-elle oui ou non enceinte ?

Le lendemain, je choisis un médecin au hasard dans les pages jaunes et demande à la jeune fille de m’apporter un certificat comme quoi elle ne l’est pas.

Deux jours plus tard, je reçois le rapport du médecin qui m’affirme que madame untel n’est pas plus enceinte que moi (ça ne risque pas !).

On maintient sa date de Mikvé. On appelle la fameuse belle-mère pour qu’elle vienne présenter des excuses à cette jeune fille honteusement accusée à tort et devant tout le service. Elle hurle qu’elle a raison, mais devant la preuve évidente du docteur, elle n’a pas le choix. Cela aurait dû se terminer là, excepté que ce matin… j’ai reçu un sms.

– Que disait le sms ?

– Nous y voilà… que disait le sms ?

Le texto qui a dû m’être envoyé par erreur dans la liste des envois est une invitation pour assister à la Brit-Mila d’un bébé qui n’est autre que le fils de la fameuse jeune fille…

– Elle vous avait menti depuis le début ! Je, je… Je n’arrive pas à le croire !

– Eh oui ! Comme tant d’autres avant elle, sauf que là, je suis en train de voir à quel point l’esprit humain peut être tordu quand il veut vraiment quelque chose.

– C’est-à-dire…

– Je me suis demandé, comment s’y était-elle prise pour berner le docteur qui avait été choisi au hasard par mes soins ?

Je réfléchissais quelques minutes et me disais que tout ceci n’était pas bon du tout pour mes affaires, car, avec une histoire pareille et mon profil qui pouvait paraitre similaire à la fameuse candidate, j’étais mal partie. Ma seule réponse fut :

– Franchement, je n’en ai aucune idée…

– Allez faites un effort mademoiselle, vous m’avez l’air de comprendre vite les choses !

– Elle a pu envoyer quelqu’un d’autre à sa place !

– Voilà, exactement, mais qui à votre avis ? Quand vous saurez la réponse, je pense que vous serez aussi choquée que moi.

– Comment avez-vous eu la réponse ?

– Je l’ai appelé pour lui souhaiter Mazal Tov et pour obtenir la réponse. Elle a eu le culot de me dire qu’elle a envoyé…

– Qui donc ?

– Sa propre mère ! Qui effectivement n’était pas enceinte. Je n’ai pas pensé à demander au médecin de demander la carte d’identité de la patiente en question qui a donné le nom de sa fille…

– Ah…

– Comme vous dites ! Ah ! Vous imaginez que nous avons accusé la belle-mère de menteuse, que le fils a menti… Bref, laissez tomber. Mais revenons à vous. Imaginez que vous soyez deux secondes à ma place et que vous vous receviez aujourd'hui dans ce bureau. Donnez-moi une bonne raison de vous accorder ma confiance après ce que je viens de vous raconter.

Et là, je me suis mise à réfléchir. Le monsieur qui se trouvait en face de moi venait de se faire clairement berner, salir même ! Son autorité rabbinique pourrait même être remise en question et cela pourrait bien lui coûter sa place pour faute professionnelle. Quel argument allais-je avancer pour me défendre… ? Ce n’est clairement pas avec ma tenue jusqu’au parterre et le discours que j’avais préparé que le rabbin Sitbon allait me donner un autre entretien. Le mieux était que je sois complètement honnête, que je fasse confiance à Hachem :

– Mon histoire et mes motivations sont assez banales et il est clair qu’après une histoire aussi tordue, je n’ai rien pour mériter votre confiance. Cependant, je veux juste que vous m’accordiez le droit de faire Chabbath et d’aimer Hachem en tant que juive, le reste m’importe peu. Je ne suis pas là pour vous impressionner avec mes maigres connaissances, au contraire, il va me falloir bien plus qu’une vie pour comprendre et connaître ne serait-ce qu’un passage de la Torah, mais je veux juste être juive pour faire partie du peuple juif que j’admire de tout mon cœur.

Le rabbin se frotta la barbe, me regarda droit dans les yeux et me demanda :

– Redites-moi votre prénom…

– Marion.

– Marion… C’est curieux, mais vous me faites plus penser à Batchéva. Vous savez qui était Batchéva dans la Torah ?

Évidemment que non ! Je me disais que c’était vraiment le pire qu’il pouvait m’arriver pour un premier entretien. J’avais étudié les biographies de Sarah, Ra’hel, Rivka, Léa, l’histoire d’Esther même, mais j’étais incapable de savoir qui était Batchéva…

– Détendez-vous, je ne suis pas en train de distribuer des points. Ce que vous m’avez dit me suffit. Vous n’avez pas encore ma confiance, mais c’est à vous de l’obtenir et je suis certain que vous allez y arriver. Revenez me voir avec la réponse à ma question dans… disons… trois mois. Au revoir mademoiselle.

Demandez à ma secrétaire une date. Au plaisir.

Et l’entretien que j’avais tant attendu n’avait pas duré plus de quinze minutes.

Une fois dehors, j’étais toute tremblante, avec la sensation d’avoir les jambes coupées, et j’explosai en pleurs.

Je ne comprenais vraiment pas pourquoi j’étais dans un tel état. Lorsque j'étais rentrée chez moi, j’avais téléphoné à Ilana pour lui demander ce qu’elle en pensait et pourquoi j’avais tant pleuré, mais elle n’avait pas su quoi me répondre. J’avais dû attendre le prochain cours de conversion pour demander à mes nouveaux « amis » si, eux aussi, avaient déjà réagi de cette manière assez inhabituelle.

L’une des filles m’avait affirmé que c’était parfaitement normal. C’était le trop plein d’émotions et la tension due à l’importance du rendez-vous qui avait eu besoin de sortir.

Sur le chemin de la pizzeria, Eliézer était venu marcher à mes côtés pour me raconter combien lui aussi, pendant toute la durée de son parcours du combattant, avait souvent craqué. Il m’annonça par la même occasion, alors qu’il ne l’avait pas encore dit aux autres, qu’il avait enfin obtenu une date pour son Mikvé.

Après trois ans de travail acharné, il allait enfin réaliser son rêve : annoncer à sa grand-mère qu’il allait être juif comme elle. Le bonheur qui se lisait sur son visage n’avait pas de prix et me donnait beaucoup d’espoir. Pour moi, il était évident qu’il était déjà juif. L’entendre parler de Torah était comme écouter la plus somptueuse des mélodies qui déclenche une seule envie : qu’elle se s’arrête jamais…

Parfois, je repense à cette période bénie qui n’avait plus rien à voir avec mes débuts à la fac, ni avec le groupe qui m’avait beaucoup attiré tant par leurs habits que par leur façon de parler, ni avec ma famille d’accueil, les Bismuth, pour qui j’avais beaucoup de tendresse.

Non, cette période d’étude intense de la Torah était devenue comme un besoin vital pour mon âme tout entière assoiffée, qui en réclamait plus, comme pour rattraper le temps perdu de mon existence de non-juive.

Et, au fur et à mesure des mois, ma façon de parler, de manger, de penser, et même de me comporter, tout avait totalement changé.

Je rêvais seulement du jour où je pourrais enfin renaître en tant que juive, et pourquoi pas sous le nom de Batchéva…

La suite la semaine prochaine…