Le personnage de Marek Halter est connu du grand public. Il vient de publier ses Mémoires, à plus de 80 ans ! Il rêvait, dit-il, de changer le monde, mais il se rend compte que c’est impossible. Il a été compagnon de route de la gauche israélienne, proche en son temps de Mendès-France et de tous les hommes politiques qui ont essayé de faire la paix entre Israël et les Arabes. Il est également devenu un ami très proche de Bernard Henri Lévy, qui a écrit entre autres « L’esprit du Judaïsme ».

Ici, reconnaissons-le, nous devons exprimer les difficultés essentielles qu’il est très important à nos yeux de faire connaître. Il existe aujourd’hui un phénomène de plus en plus répandu : c’est de représenter l’esprit du judaïsme dans une perspective nouvelle : on peut être juif, sans D.ieu, et sans observance. Il est vrai qu’il s’agit d’une approche moderne, mais en même temps d’une rupture essentielle avec la tradition. Marek Halter évoque son grand-père Abraham Halter « front large sous une calotte carrée, l’incarnation à mes yeux de toute la richesse de ce monde englouti ».

Or, c’est précisément à ce terme d’« englouti » qu’il importe de réfléchir. Il importe de savoir, de comprendre, que ce monde n’est nullement englouti. Il a voulu être détruit par les nazis, mais, en vérité, il vit, survit, et, bien plus, seul ce monde assure la survie du peuple d’Israël. Il est important de se rendre compte que la chute morale, le chaos actuel, les difficultés des démocraties, présentent aujourd’hui un tableau pessimiste de la situation de l’humanité.

Citons ici la conclusion de Bernard Henri Lévy, qui achève ainsi son livre sur « L’esprit du judaïsme » : « Je pense, écrit-il, que l’histoire humaine est comme une longue phase entrecoupée par des silences qui laissent à l’apprenti humain le temps de souffler. Il suffit pour sauver le monde de sauver des bribes de parole, en sachant que le tohu-bohu intermédiaire n’aura été que des respirations qui se prenaient…, des paroles qui, accumulées, mémorisées, finiront à la fin des temps pour faire une rédemption, et préférant le ‘Tikoun’ [la réparation] à l’apocalypse ».

Cette remarque de Bernard Henri Lévy rejoint certes l’idéal de Marek Halter qui « rêvait de changer le monde », c’est-à-dire de lui apporter un « Tikoun ». Le même désir d’amélioration de l’humanité sous-tend les efforts généreux d’une certaine gauche juive, qui ne voit pas que l’idéologie gaucho-pacifiste est un leurre. Mais il convient d’aller plus loin. Dans la « Mémoire d’Abraham », Marek Halter résume, de façon émouvante, 20 siècles d’histoire des familles juives, présentées quelquefois de façon romancée, mais toujours basées sur des faits historiques réels.

Cependant le dénominateur commun de ces existences passionnantes, la toile de fond, c’est toujours la religion, la Torah, la Loi, quelquefois transgressée, mais jamais absente. Au-delà, assurément, le verset de Racine s’invite : « Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé ». Où est D., dans cette option ? Seul le Créateur du monde justifie cette continuité, cette permanence de l’histoire juive. C’est le grand-père à la calotte qui explique cette histoire : conscience de la présence divine, observance de la Loi, sont les deux conditions pour comprendre et assurer l’histoire du peuple.

Le modernisme n’élimine nullement cette dimension. Des penseurs contemporains – parmi les grands philosophes de l’époque moderne – reprennent cette perspective pour justifier la pérennité de l’existence juive. Franz Rosenzweig, auteur de « L’Etoile de la Rédemption », écrit : « L’homme juif accomplit les coutumes et les préceptes sans fin pour unifier le D.ieu Saint et Sa Chékhina [présence divine]» (op.cit. p. 484). Quant à Emmanuel Levinas, il conclut sa Préface à sa traduction du « Néfèch Ha-’Hayim » du Rav Hayim de Volojine en ces termes : « Le règne de D.ieu dépend de moi… Qu’il (l’homme juif) comprenne : … aucun détail de ses actes, de ses paroles, de ses pensées de tous les instants n’est perdu… Anthropologie de l’humanité… appelée Israël, révélée en Israël. Redoutable condition humaine » (L'Âme de la Vie p. X).

Le cheminement de Benny Lévy, ancien secrétaire de J.P. Sartre, correspond, a-t-on pu écrire, à une époque désaxée, désorientée par la disparition des idéologies… Il a compris et a voulu signifier à ses contemporains que la révélation du Sinaï était le passage obligatoire vers l’espoir et le salut » (« Ouvrons les yeux » p. 41).

Ne trouve-t-on pas ici la meilleure réponse, afin de répondre au désir de Marek Halter de changer le monde ?