Je suis le fils d’une grande famille distinguée, qui comporte beaucoup de Rabbanim et de Talmidé ‘Hakhamim. Toute la famille comprend plus de mille personnes à partir de mon père et de ses frères, dont chacun a fondé une famille nombreuse de plus de dix personnes.

Notre famille aussi a plus de dix enfants. Nous avons grandi dans une atmosphère de sainteté. Aucune idée étrangère ne s’infiltrait chez nous, aucun journal ne pénétrait à la maison. Nous recevions uniquement une éducation à la Torah, à la prière et à la crainte du Ciel, et cette éducation a fait ses preuves.

Mais un enfant de cette famille nombreuse que nous avions a quitté la voie de la Torah.

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Je me souviens comment tout a commencé. J’étais âgé de quelques années de plus que lui. C’était un enfant qui faisait des problèmes au Talmud-Torah, était souvent mis à la porte, il se disputait, et accusait tout le monde. Mes parents ont pourtant agi avec lui avec indulgence, tentant d’ignorer ses problèmes et de voir ses points positifs.

Je me souviens de la première fois où nous avons compris qu’il ne s’agissait pas d’un simple garçon turbulent. C’est lorsque des objets et de l’argent commencèrent à disparaître chez les enfants de sa classe. Tout le monde en parlait, jusqu’à ce qu’un jour on prenne l’enfant sur le fait. Et cet enfant, c’était mon frère.

Il ne mit plus les pieds dans notre Talmud-Torah. Il alla étudier ailleurs. Il ne survécut dans le deuxième Talmud-Torah que quelques mois, car il s’enfuyait ou traînait avec des enfants problématiques, il volait dans des kiosques et maltraitait des animaux.

Personne ne comprenait l’origine de sa conduite. Il ne souffrait pas chez nous, personne ne lui faisait du mal, il n’y avait pas d’atmosphère de pression, mais une ambiance de bonté et de générosité. Mais il était animé d’une force destructrice interne qui agissait dans toute sa puissance.

En classe de quatrième, il disparut pour quelques jours, et mes parents n’eurent d’autre choix que d’appeler la police, en dépit de la honte qu’ils ressentaient. On le rechercha et on le trouva endormi en bord de mer.

A ce moment-là, l’un des policiers dit à mon père : « Ecoutez, monsieur, je m’excuse de m’exprimer ainsi, mais d’après ce que je sais des enfants, cet enfant emprunte clairement la voie vers la délinquance. »

Mon frère devint un jeune homme. A cette époque, toutes les limites furent franchies, il était violent, volait, participait à des bagarres et se lia à des individus des plus louches. On tenta plusieurs fois de le réhabiliter. Je me souviens de périodes où il se remit à porter le chapeau, le costume et même à aller à la Yéchiva. Cet état de fait tenait deux ou trois mois, puis il commettait un acte qui ébranlait tout son entourage.

Au cours d’une telle période, il tint le coup pendant six mois à la Yéchiva, et un beau jour, ou plutôt, une sombre nuit, il vida toutes les armoires des élèves de la Yéchiva en dérobant l’argent et les objets de valeur, et disparut pendant plusieurs mois.

Lorsqu’on le retrouva, il se trouvait sur une plage dans une ville du sud du pays. Il s’était fait pousser des boucles jusqu’aux épaules, avait jeté la Kippa et ne pouvait pas s’imaginer un quelconque lien de parenté entre lui et sa famille orthodoxe de Talmidé ‘Hakhamim et d’élèves de Yéchivot.

A cette période, un professionnel expliqua à mes parents que mon frère avait un cerveau criminel, et qu’il présentait des troubles antisociaux. En bref, c’était un délinquant incorrigible.

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Pour la première fois de ma vie, j’appris qu’il existait quelque chose de ce genre, un homme qui souffre d’un mal qui ne peut être guéri. Ni traitement psychologique, ni traitement psychiatrique médicamenteux, ni hospitalisation, ni même prison ne font d’effet.

En lisant à ce sujet, j’appris qu’un petit pourcentage de la population souffre de troubles de ce genre. Ces gens-là ne peuvent conserver le même emploi, ni fonder de famille, et s’ils y parviennent, ils sont instables, ils se déconnectent de leur famille, s’empêtrent constamment avec la loi et utilisent tous les outils à leur disposition pour arriver à leurs fins, sans tenir compte de la morale ou de la loi, qui ne les intéresse nullement.

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Je me souviens du moment où je devais annoncer à mes parents que leur fils ne pouvait être guéri. Je ne souhaite à personne de rencontrer le visage souffrant de parents contraints d’intérioriser - sans y parvenir jamais - que rien ne peut aider leur enfant.

Je profiterai peut-être de cette occasion pour décrire aux lecteurs ce trouble de la personnalité antisociale. Il s’agit d’un trouble dont souffrent 3 % d’hommes et 1% de femmes de la population.

Voici les symptômes en résumé :

1. La ruse, le mensonge répété et l’exploitation d’autres gens à des fins personnelles.

2. Le manque de sérénité, l’hyperactivité, « avoir la détente facile », l’agressivité.

3. Entrer dans des conflits violents et des agressions.

4. La prise de risques en faisant abstraction de sa sécurité personnelle et de celle d’autrui.

5. Irresponsabilité permanente.

6. Manque de sentiments de regrets.

7. Procéder à une succession d’actes qui peuvent conduire à l’arrestation.

Je n’avais jamais cru qu’il y aurait quelque chose de plus difficile à accepter que la mort, mais c’est exactement ce que nous avons ressenti lorsque ma famille et moi avons dû accepter cette réalité d’avoir un frère criminel.

Dix ans de honte immense, de complications et même de détention s’écoulèrent. En réalité, il se déconnecta beaucoup de la famille, mais tout le monde connaissait la vérité, et nous devions vivre avec ce sentiment de honte en sachant comment le gérer.

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Et un jour, il disparut.

Lorsque je dis : « disparut », c’est vraiment « disparut ».

Mon père tenta de se renseigner sur son sort, mais on aurait dit qu’il avait disparu sans laisser de traces.

Quelques mois plus tard, mon père s’adressa à la police. Les policiers ne savaient pas vraiment répondre à ses questions. « Il a presque 30 ans, lui dirent-ils, c’est un grand garçon. S’il a décidé de disparaître, c’est son droit. »

Mon père demanda : « Peut-être quelqu’un lui aurait-il fait quelque chose ? ». Mais les policiers ne semblaient pas inquiets d’une telle perspective. Au contraire.

Dix ans s’écoulèrent. Il ne nous donna pas de nouvelles, et on n’entendit rien à son sujet. Il était tombé dans l’oubli.

Un jour, mes parents furent convoqués à un rendez-vous.

La rencontre avait été fixée à Tel-Aviv. On leur avait expliqué que c’était un rendez-vous secret qui les concernait, qu’ils ne devaient pas s’inquiéter, mais qu’ils devaient arriver rapidement.

Ils se présentèrent.

Plusieurs personnes en civil les attendaient et leur annoncèrent que leur fils était mort dans le cadre de son action dans les services de sécurité.

Ils ne s’étendirent pas sur le sujet, et précisèrent juste que mon frère avait, ces dernières années, servi le pays en effectuant diverses missions secrètes et très dangereuses, et qu’il avait trouvé la mort dans un pays ennemi avec lequel l’Etat d’Israël n’entretenait aucune relation diplomatique.

On mit en garde mes parents de ne pas diffuser l’information, on leur donna une autre version acceptable des faits. On leur annonça qu’ils auraient droit à une bonne pension, et que leur fils était tombé comme un héros, et qu’il avait une part dans le sauvetage de vies de tous les citoyens du pays. Rien de moins.

On lui organisa un enterrement discret. Seule la famille y assista. Il eut droit à un enterrement juif, d’un homme seul et sans enfants. Nous ne posâmes pas de nombreuses questions, on nous expliqua juste qu’il était à l’armée et qu’il y avait été tué. Rien ne transpira dans les médias.

* * *

Mes parents insistèrent pour obtenir des détails, mais leur demande se heurta à un refus. Un officier de haut-rang les rencontra et leur raconta que le monde secret et sombre des agences de sécurité (certainement le Mossad et le Chabak) a parfois besoin de gens qui occupent une place à part dans la société. « En certains lieux, le pays a besoin justement d’hommes à l’esprit criminel, avec la faculté de mentir, de simuler, même de gens dénués de conscience et de sentiments de regret. Nous avons affaire à des bêtes sauvages, il nous faut parfois faire appel à des gens qui se conduisent comme des bêtes », déclara-t-il sans fards.

Il nous raconta que mon frère avait eu le choix d’être détenu de longues années en prison, ou servir le pays, et il avait choisi la deuxième option. « Nous ne pensons pas qu’il ait pris cette décision pour des raisons idéologiques. Il ne pensait pas dans cette optique, mais il a fait du bon travail, le meilleur qu’aurait pu faire un agent dans les vingt dernières années. Il n’est pas facile de diriger de tels hommes, on a toujours peur qu’ils passent de l’autre côté et vendent le pays pour quelques sous. Mais il n’y a pas le choix, on a besoin d’eux. Les gens dans la norme ne font pas ce qu’il aurait pu faire, et au final, au moins sur ce point, il a été fidèle jusqu’au bout et a apporté beaucoup de bienfaits à son peuple. »

Lors d’une petite cérémonie, mes parents reçurent une décoration de très haut niveau remise pour mon frère après sa mort. Mon père se demanda s’il devait aller chercher la décoration, qui ne valait rien à ses yeux, mais quelque chose en lui le poussa à y aller tout de même, pour ressentir que son fils, au bout du compte, avait été utile au public, et si ce n’est de son vivant - au moins à sa mort. D’après le degré de la médaille, on peut déduire que mon frère a sauvé bien plus que des vies de personnes isolées. Le fait que jusqu’à aujourd’hui, son nom et sa photo n’ont pas été publiés, et que nous n’avons aucune idée du lieu où il a travaillé pendant tant d’années, prouve qu’il s’agit de choses qui touchent au sort de l’Etat.

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Je me permets de relater cette histoire non seulement en raison des longues années qui se sont écoulées depuis, mais aussi pour communiquer un message important : tout homme a forcément une aspiration et un but dans la vie.

Dans le Midrach Cho’har Tov, il est rapporté que David a demandé au Saint béni soit-Il : « Maître du monde, tout ce que Tu as fait dans Ton monde est plus beau que tout, à part la bêtise. Quel plaisir peut-on trouver dans la bêtise ? Un homme se promène dans la rue et déchire ses habits, des jeunes enfants rient et courent après lui, et le peuple rie. Est-ce un plaisir pour Toi ? » Le Saint béni soit-Il répondit alors à David : « David, tu récrimines contre la folie ? Par ta vie, tu en auras besoin. »

En effet, lorsque David se rendit à Gath, des hommes s’adressèrent à Akhich, leur roi, surnommé Avimélèkh, et leur dirent : « Nous tuerons David qui a tué notre frère Goliath ».

Lorsque David prit la mesure du danger qui le menaçait, en particulier sachant qu’il avait en sa possession l’épée de Goliath, il décida de changer de tactique en contrefaisant le fou pour échapper à son sort. « En contrefaisant le fou au milieu d’eux » et David dessina sur les portes ces inscriptions : « Akhich, roi de Gath me doit 1 million et son épouse, 500 000 », il laissait la salive se répandre sur sa barbe et se conduisait comme un fou. Akhich leur dit : « N’ai-je pas assez de fous, sans que vous ameniez celui-ci pour se livrer à ses actes de folie devant moi ? » (Chmouel I 21-16), et ils le renvoyèrent. A ce moment-là, David fut très heureux de l’existence de la bêtise dans le monde, et il composa ensuite le cantique : « De David, alors qu’ayant simulé la folie devant Avimélèkh, il fut chassé par lui et se retira » (Téhilim 34).

De nombreuses personnes s’interrogent : pourquoi D.ieu a-t-Il créé des hommes qui semblent introduire du mal dans le monde, et ces questions se multiplient au niveau personnel, lorsque l’homme lève les yeux vers le Créateur et demande : « Pourquoi ? ».

L’histoire que je viens de relater est encore une preuve que chaque créature créée par D.ieu a un but, que ce soit le bien, le mal, ou ce qui se trouve entre les deux.