Chim’elé sortit dans la rue, leva les yeux vers le ciel orageux et dit: « Papa, Toi qui es dans le Ciel, je Te remercie - j'accepte cette humiliation avec amour, tout ce que Tu fais, Tu ne le fais évidemment pas par accident. Tout est pour le bien. »

Comment dire, il y avait deux très grands soucis, assez lourds pour troubler la sérénité du Rav Chraga Levy, fondateur et directeur du séminaire d’études pour filles « Nétivot Choulamit » à Jérusalem. Dans ce monde-ci, nous n’avons pas l'entendement spirituel qui nous permettrait de savoir quel souci est le plus grand des deux, et soyons honnêtes, cela n’a pas tellement d’importance, puisqu’ils n’ont ni l’un ni l’autre laissé de répit au Rav Levy. Ensemble, ils l’occupaient pendant toute la journée.

Sans rentrer dans les détails, rappelons que, lorsque Rav Levy a fondé cette institution il y a 25 ans, ce n'était au départ conçu que pour réunir quelques jeunes filles dans le but de les pousser à faire Téchouva; mais cela a finalement pris bien plus d'ampleur. Avec les années, des centaines de femmes et de jeunes filles venaient s’enivrer des senteurs de la Torah et des Halakhot, et écouter les meilleurs conférenciers et conférencières. Ce qui avait commencé dans un petit appartement de deux pièces, a dû s'adapter et devenir plus sérieux, pour pouvoir répondre aux besoins de cette jeunesse, qui aspirait à vivre agréablement sa religion.

Ainsi, notre fondateur loua-t-il un appartement de quatre pièces; mais en très peu de temps cela s’avéra tout aussi petit face aux masses de jeunes filles qui affluaient, mues par leur soif de judaïsme. Malgré tous les efforts, l’espace disponible ne suffisait pas, tant il en venait. Dès lors, commença une véritable course contre la montre pour trouver des lieux adaptés et spacieux qui conviendraient à une institution d’études.

Et il trouva. C’était une salle très spacieuse, mais qui nécessitait une rénovation. Or cela impliquait des travaux assez conséquents, et la bureaucratie locale les leur a hélas refusés pendant trois ans.

C’était là le premier souci (ou peut-être le second) du Rav Levy : trouver un endroit agréable et spacieux dans lequel les jeunes filles pourraient vivre et évoluer avec facilité.

Le second souci (ou peut-être le premier) qui lui accaparait l’esprit, c'était de réussir à marier Chim’on, qu’on surnommait Chim’elé, son fils aîné. Il était devenu, D.ieu nous en préserve, un des garçons les plus difficiles à marier de tout Jérusalem. En dépit de tout ce qu’on racontait, Chim’elé était un jeune homme charmant, qui plaisait à tout le monde, et tous lui enviaient sa joie de vivre. Quand il parlait des gens, jeunes ou vieux, il ne tarissait pas d'éloges à leur propos. Il avait en lui cette compassion incroyable, et lorsqu’un enfant échouait à un contrôle, l’air désemparé, il allait vers lui pour lui dire : avec un grand sourire et une tape sympathique sur l’épaule: « Mon petit Tsadik, toi tu as l’intelligence du Rav Ovadia, tu es peut-être le « ‘Hazon Ich » de la génération à venir, ce n’est pas grave, si quelqu’un échoue cela signifie qu’il est en progrès... ». À cette gentillesse, il associait un sourire à faire fondre les cœurs, et qui avait le pouvoir de remonter le moral à n’importe quel déprimé.

Et pour cause, quand Chim’elé parlait, il ne disait que la pure vérité, et avec un visage rayonnant. Mais c’est ainsi, malgré sa personnalité attachante et son charme désarmant, les années filaient et même après des vingtaines de rencontres, il ne s'était pas fiancé, pas même une seule fois. Non seulement cela, mais il n’y avait même pas eu matière à discuter. Certes, toutes disaient: « Chim’elé est un garçon formidable, plein de qualités incomparables, et il a tellement bon cœur, mais apparemment c’est une jeune fille spéciale qu’il lui faut… ». N’importe quoi.

Précisons que le Rav Levy, sur le conseil de son fils aîné, avait déjà marié ses deux petites sœurs. Pouvait-on faire autrement ?...

Il est à son avantage de vous rappeler, qu’arrivé à l’âge de 25 ans, son Roch Yéchiva l’autorisa à passer son permis de conduire ; aussitôt Chim’elé lui dit qu’il s’engageait – s’il obtenait son permis – à soutenir et venir en aide (bli néder) à toute voiture qui serait coincée sur la route, quoi qu’il en coûte. C’était son tempérament, D.ieu le garde.

Voilà, c’était un bref résumé des deux difficultés que le Rav Chraga Levy, qui se préoccupait tant des autres, avait rencontrées.
 

***

À un moment donné, une nouvelle rencontre avait était fixée pour notre prétendant, qui s’apprêtait déjà à fêter ses 30 ans ; cette fois c’était à Bné Brak, chez un parent proche de la famille.

Chim’elé avait mis un nouveau costume, avec une cravate rouge ; il alluma le moteur et quitta Jérusalem en direction du sud. Le ciel s’était assombri, et voilà qu’il se mettait à pleuvoir. Il était 20 heures, la rencontre avait lieu dans une heure. À la sortie de Jérusalem le trafic était fluide, et voilà qu’un embouteillage se formait. Chim’on regarda sa montre pour avoir une idée du temps qu’il mettrait à arriver. « Au pire j’arriverai avec 20 minutes de retard, ce n’est pas grave. » Un peu avant la sortie, la circulation se libéra, et notre cher célibataire reprit la route pour le sud ; mais pas plus de 2 kilomètres après, il aperçut de loin deux phares rouges qui clignotaient …une voiture bloquée sur la chaussée. Le Yétser Hara’ tenta alors de le corrompre : « Chim’elé, dommage ne t’arrête pas, il pleut dehors, tu vas te tremper, et plus grave encore tu risques d’être en retard à ton rendez-vous… et qui sait, ce sera peut-être bien la bonne… ».

Ce trouble ne dura pas plus de 10 secondes : Chim’elé écarta son Yétser Hara’, tourna à droite et se gara avec précaution près de la voiture en panne. Il y avait là deux femmes d’âge mûr, impuissantes. On n’entacherait pas la vérité en disant qu’elles n’étaient pas religieuses du tout. Mais le jeune Levy avait pris sur lui d’aider lorsqu’une voiture tomberait en panne ; alors, fidèle à son engagement, il demanda : « Est-ce que je peux vous aider ? » La conductrice, embêtée, lui répondit : « Mon pneu a crevé, cela fait une demi-heure que je suis bloquée ici et mon mari ne répond pas au téléphone …je ne sais pas changer une roue. »

Chim’elé avait bien compris que cette histoire de pneu n’allait pas être une mince affaire. Il allait devoir se salir et se tremper jusqu’aux os, car depuis un quart d’heure, l’averse s’était transformée en trombes d’eau. Sans compter qu’il allait se mettre vraiment en retard, quelle honte. Il empoigna avec force la manivelle et la roue de secours, et sous la pluie battante changea la roue. Quand il eut fini, il referma le coffre et signifia à la conductrice : « Tout est en ordre, vous pouvez y aller. »

« Donne-moi ton nom et ton numéro de téléphone, s’il te plaît », demanda-t-elle, embarrassée.

« Excusez-moi madame, je suis désolé mais je vous ai aidée Léchem Chamayim (sans intérêts), vraiment je vous remercie mais ce n’est pas la peine. »...

« Il n’en est pas question, insista la conductrice, c’est tout à ton honneur de refuser, mais je n’en demande pas plus. »...

« Mais croyez-moi madame, votre merci me suffit …s’il vous plaît. »

« Alors tu m’empêches de savoir qui m’a aidée ? »

« Très bien, je m’appelle Chim’on Levy. 050-…….. »

« Tu es de Jérusalem, n’est-ce pas ? »

« Oui. »

« Merci, bonne soirée, merci mille fois », et la voiture réparée se remit en route.
 

***

Trempé jusqu’aux os, la chemise pleine de taches d’huile, et la cravate toute sale, il alla à son rendez-vous …qui fut le plus triste de sa vie et se termina en deux minutes.

« Je suis désolée, dit la jeune fille, je te comprends évidemment, mais comprends-moi toi aussi. Je te souhaite bonne chance pour la suite. » Et elle partit.

Chim’elé sortit dans la rue, leva les yeux vers les cieux dégoulinants et dit: « Papa, Toi qui es dans le Ciel, je Te remercie - j'accepte cette humiliation avec amour, tout ce que Tu fais, Tu ne le fais évidemment pas par accident. Tout est pour le bien. »
 

***

Trois jours plus tard, le téléphone du Rav Levy sonna.

 « Bonjour, vous êtes Rav Levy ?... »

« Oui monsieur, en quoi puis-je vous aider ? »

« Il faut que je vous dise quelque chose à propos de votre fils. »…

« Il lui est arrivé quelque chose ? » s’inquiéta le Rav.

« Non, non, D.ieu préserve, je voulais vous dire, votre fils est un jeune homme formidable, d’une bonté hors du commun. »…

Bon, le Rav avait déjà entendu des dizaines sinon des centaines de fois des compliments sur son fils, qui avait pourtant tant de mal à se marier…

Mais comme tout bon père, il eut plaisir à entendre ces gentillesses. « Oui, mon Chim’elé est un bon garçon » acquiesça-t-il.

« Voilà, ma femme, D.ieu la protège, a eu un pneu crevé, sous une pluie violente, pendant presqu’une heure je n’ai pas répondu au téléphone. Elle était seule et inquiète, mais personne ne s’est intéressé à elle, à part votre fils. Sous la pluie battante il a changé sa roue et a même voulu s’enfuir… Ma femme a insisté pour avoir ses coordonnées et pouvoir vous remercier, mais il a voulu s’en aller en disant avec modestie « j’ai aidé Léchem Chamayim ». Alors elle s’est entêtée « tu as de bonnes manières… » Et il a fini par céder.

« Oui, c’est gentil à vous d’avoir appelé… Et bien que vous n’ayez plus jamais de pneu crevé dans la famille ! » rit le Rav Levy à l’autre bout du fil.

« Ecoutez Rav, je suis Pinh’as Ben Yo’ézer, le ministre de l’Habitât, si je peux vous aider en quoi que ce soit, vous n’avez qu’à dire, je m’y emploierai avec autant de Méssirout Néfech que votre généreux fils. »…

Le Rav Levy faillit perdre l’équilibre, non pas parce que son interlocuteur se trouvait être une importante personnalité politique, mais parce que cette personne était la plus influente de toute la hiérarchie bureaucratique, et que, de ce fait, il avait le pouvoir de faire avancer les travaux d’agrandissement et de rénovation de la salle qu’il avait louée ; c’était le ministre de l’Habitât lui-même ! Alors tant qu’à y être, autant profiter jusqu’au bout de ce coup de fil.

À peine une demi-heure après, le ministre de l’Habitât se présentait en personne chez les Levy. Il prit tous les plans et les programmes, et les emmena avec lui... Il revint trois semaines plus tard avec tous les permis et toutes les signatures nécessaires, avec en plus une directive pour obtenir l’approbation du gouvernement pour les travaux de la salle.

Attendez voyons, l’histoire n’est pas encore finie.

Dès le lendemain, le Rav Levy envoya notre Chim’elé, qui avait reçu mille et une Brakhot, à une banque agréée, compléter quelques papiers pour les démarches concernant l’agrandissement de la salle où serait installé le séminaire pour filles « Nétivot Choulamit ». Un sympathique banquier religieux l’attendait au guichet : « Oh ! Enchanté, tu es le fils du Rav Levy, le fondateur du séminaire ?... ».

« Oui », répondit Chim’elé, confus.

« Je dois beaucoup à ton père. Mes deux jeunes filles se sont renforcées dans leur Yirat Chamayim grâce à votre institution. Que D.ieu le protège, il a réussi à ériger de nombreux foyers dans le peuple Juif… ».

« Oui, acquiesça Chim’elé à voix basse et avec douceur, mais mon foyer à moi, pas encore… ».

Le banquier posa ses yeux sur lui et l’observa avec attention. « Je peux peut-être te proposer ma petite sœur, elle a 26 ans… Parle à ton père et dis-lui de me rappeler ce soir. »…
 

***

Et bien, à toute histoire il y a une fin, et comme presque toutes, la nôtre se termine bien. Chim’elé Levy a conquis le cœur de Esther, dès leur première rencontre, pendant laquelle ils avaient ri aux larmes tout le long. Il lui avait raconté jusque dans les moindres détails comment il avait rampé sous la voiture au pneu crevé, comment il avait changé la roue, et comment il était arrivé à Bné Brak tout sale et tout trempé, à un rendez-vous galant triste et qui n’a duré que deux minutes ; comment ensuite, le ministre de l’Habitât a parlé à son père et comment il a fait avancer les constructions, tout. Jusqu’à la ‘Hanoukat Bayit du séminaire.

Après les deux heures qu’a duré cette heureuse rencontre, Chim’elé sortit dehors, leva les yeux vers le ciel clair, constellé d’étoiles : « Merci, Papa, c’est tellement incroyable de se rendre compte que d’un accident peuvent naître deux foyers si merveilleusement solides, Toi Seul peux faire une chose pareille. » 

Moralité – derrière l’histoire

Les embêtements dans la vie sont très difficiles à accepter. Beaucoup de gens ne savent pas, n’intériorisent pas que, tout « accident » est là pour une bonne raison, et qu’il en sort même du bien. Cette histoire n’en est qu’un petit exemple.

On m’avait raconté cette jolie histoire lors d’un mariage à Bné Brak, et sur le chemin du retour pour Nétanya, j’étais tellement gai. C’est le genre d’histoires qu’on écrit de manière légère et amusante, où l’on cherche à pincer la joue aux adultes, et même – si c’était possible – celle du pneu.

Koby Lévy