Assez !

Il est plus facile de sortir les Juifs de Galout (exil) que d'extirper la Galout des Juifs (proverbe hassidique)

Avez-vous déjà été accusé « d'être votre propre pire ennemi » ? Comment une telle accusation peut-elle fuser, dans un monde empli de dangers réels, depuis les commerçants menteurs jusqu'aux terroristes ? Facile. Comme le note Sol Herzig, nous sommes tous confrontés dans nos vies au « fait consternant que la sérénité et la joie sont des états naturels pour nous tous... ». On peut toutefois souligner que nous n'avons pas à craindre la perte imminente de notre précieux mécontentement ; il y a un certain nombre de méthodes employables – et que nous employons ! - pour s'assurer de rester malheureux.

Je ne suis pas un fan de la « psycho pop » ou des doctrines de « bien-être » qui dominent notre culture moderne. Bien au contraire. La superficialité de la plupart des moments de nos existences me dérange plus que je ne saurais dire. Mais je sais aussi que notre tradition enseigne que D.ieu a destiné Sa création à être heureuse, et nous-mêmes à profiter de la Création et de notre existence. Mieux encore, notre incapacité à être heureux, chacun à notre manière, nous rend vulnérable aux dangers réels et à une profonde misère. Un sens de la Galout déterminant et intégré nous mine, ainsi que D.ieu (si l'on peut s'exprimer ainsi). Il est incontestable que nous, en tant que Juifs, avons trop souvent été des proies dans l'histoire, mais nous ne sommes pas des victimes ! Nous nous affaiblissons en continuant à nous penser comme tels.

Même l'archétype de notre victimisation, notre esclavage en Egypte, a dû être mise de côté afin que nous puissions réaliser la promesse de liberté que D.ieu nous avait faite.

"… et Je vous sortirai de dessous les fardeaux (Sivlot) de l'Egypte." (Exode 6:6)

Le verbe « Lisbol » signifie « souffrir » en hébreu. D.ieu a promis qu'Il nous sortirait de sous les fardeaux, de notre souffrance, qui était notre vie quotidienne en Egypte. Mais le verbe Lisbol signifie aussi « supporter ». Conscient de ce double sens, le Rav Bunim commente que malgré leur labeur éreintant, les Bné Israël arrivaient à « supporter » cette situation. Dans cette perspective, l'esclavage était devenu une seconde nature. Ils ne voyaient même plus la terrible amertume de leur situation. En conséquence, D.ieu a dû non seulement les libérer de leur esclavage physique, mais aussi du fait qu'ils le supportaient et s'y étaient habitués.
 

Supporter le mal est pire que le mal lui-même

Comme il est facile de devenir indifférent à notre inconfort ! Tant et si bien que nous préférons continuer notre vie misérable plutôt que nous soumettre à relever un défi et l'incertitude du changement dans l'espoir d'une amélioration. D'innombrables études ont montré que les détenus de longues peines sont réticents à quitter leurs cellules de prison pour faire face au « monde extérieur ». De même, les Juifs étaient trop réticents à quitter leur « prison » d'Egypte.

En tant qu'esclaves, nous n'avions pas à « penser », pas à « risquer », pas à ressentir des sentiments honnêtes et véritables. Tout était décidé pour nous. Aucune incertitude. Juste un fardeau, auquel nous nous sommes habitués. Imaginez ! Nous avons supporté - encouragé - le fardeau de l'esclavage comme si c'était notre lot dans la vie ! S'il est possible de supporter Sivloth Mitsraim (les souffrances d'Egypte), ô combien l'est-il de supporter les charges quotidiennes et les défis auxquels nous sommes aujourd'hui tous confrontés !

Rabbi Mena’hem Mendel de Kotzk a proclamé que la première étape vers la liberté est la volonté de se rebeller contre l'esclavage. Avant d'être conduits au mont Sinaï, les Bné Israël ont dû accepter le grand don de D.ieu, celui de se libérer de leur Savlanout, de leur tolérance à l'esclavage. Ceci, la libération de la Savlanout, est le fondement ultime de la Guéoula (délivrance). Il ne peut y avoir rédemption que lorsque la Galout est effectivement rejetée. En effet, c'est cette réalité que le ‘Hidouchei Harim nous enseigne en lisant le verset de la façon suivante : « Je vous délivrerai de supporter l'Egypte. »
 

Dans une Paracha, les Bné Israël reprochent à Moché et Aaron d'avoir mis Pharaon en colère en lui demandant la libération du peuple hébreu. Ils étaient tellement habitués à leur esclavage qu'ils préféraient continuer comme esclaves plutôt que se sacrifier pour leur liberté. Ils sont devenus comme l'ouvrier abattu et découragé, qui fait face à son misérable chef d'atelier avec un haussement d'épaules : « Que puis-je faire de plus ? C'est ma vie. » Ce qui signifie en réalité « C'est la vie que je mérite ».
 

Non !

Ceci n'est pas « une vie ». C'est un esclavage. Une addiction. C'est l'antithèse de ce que D.ieu désire, à savoir que nous jouissions de la force et de la grâce de la Guéoula ! L'esclave, le toxicomane, l'opprimé et le miséreux ne veulent que leur pain quotidien, leur drogue, leur même existence inexorable et engourdie. Ils ne considèrent pas une vie de spiritualité et porteuse de sens.

Notre prison peut être n'importe quelle chose qui nous écarte de cette vie porteuse de sens. Les médicaments. L'argent. Les belles voitures. La tristesse. Tout ce que nous tolérons et qui nous empêche de profiter de la Guéoula que D.ieu veut pour nous s'appelle un esclavage, une prison ! Notre première étape vers une vie pleine de sens est de devenir intolérants à l'asservissement ! De valoriser la dignité de la liberté sur la gratification physique. Notre première étape est de déclarer sans concession « Assez ! »

Aucun doute que la génération de la sortie d'Egypte a dû dire « Assez ! » avant de pouvoir traverser la Mer rouge et affronter le monde libre pour, finalement, recevoir la Torah au mont Sinaï.

« Assez ! » signifie plus qu'un « Aïe » suite à un coup de fouet. C'est déclarer que je ne mérite pas cette douleur. C'est une déclaration de refus absolu. Cela ne repousse pas seulement le mal, mais adhère à ce qui est le bien. C'est un élan vers la possibilité de la Guéoula.

 

S'il est difficile de s'écrier « Assez ! » sous les coups de fouets de l'esclavage, combien l'est-il plus aux engourdissantes satisfactions de la vie quotidienne ?

On raconte que Rabbi Nahoum de Tchernobyl s'est une fois arrêté dans une auberge tenue par un Juif. A minuit, le Rav s'est assis par terre pour réciter le Tikoun 'Hatsot, en pleurant si amèrement sur la destruction du Beth Hamikdach que ses sanglots ont réveillé de nombreux hôtes de l'auberge.

Tremblant de peur, l'aubergiste s'est précipité vers le Rav, en s'enquérant : « Rav, pourquoi pleurez-vous ? Avez-vous mal quelque part ? »

Rav Nahoum secoua la tête : « Je me lamente sur la destruction du Temple et sur notre amer exil. »

L'aubergiste était perdu : « Quelle destruction ? Quel exil ? De quoi parlez-vous ? »

« Vous ne savez pas ? lui répondit le Rav. Notre Temple de Jérusalem a été rasé. Nous avons été exilés de notre Terre promise à cause de nos péchés. Je supplie D.ieu d'envoyer rapidement le Machia'h pour qu'il nous amène en Erets Israël. Etes-vous prêt à monter vers la Terre promise ? »

L'aubergiste secoua la tête avec frayeur et leva la main. « Attendez Rabbi. Je vais demander quoi faire à ma femme. Elle saura, elle. » Il courut lui parler puis revint rapidement. « Non, dit-il fermement. Nous n'irons pas. Il faudrait être fou pour perdre tous nos poulets, nos vaches, et nos moutons. Non, ce serait insensé de suivre le Machia'h en laissant tout ça derrière nous ! »

Rav Nahoum insista : « Fait-il si bon vivre ici ? Souvent les autochtones saccagent, pillent et tuent !»

De nouveau, l'aubergiste leva sa main : « Laissez-moi voir avec ma femme ». Cette fois encore, il revint rapidement. « Elle dit que ce sont nos vies, et on en est plutôt satisfaits, merci. Elle m'a dit de vous demander de prier plutôt pour chasser tous ces sauvages autochtones vers la Terre promise. Pour notre part, nous restons avec les poulets, les vaches et les moutons. »

Imaginez ! Se satisfaire, supporter, une vie aussi élémentaire et vulnérable, au nom de quelques poules, vaches et moutons !

Pauvres fous ! Oser dire « Qu'y a-t-il de si terrible ? C'est une vie comme une autre… » Comme il est triste et familier ce sentiment de ne pas être capable de s'écrier « Assez ! ». Comme il est pathétique d'accepter nos malheurs au lieu de tendre vers la Guéoula, cadeau de D.ieu !

Il est temps pour nous de nous dégager de l'acceptation, de la tolérance, de l'intégration de nos propres souffrances, de rompre avec cette expression insidieuse et irritante « C'est ainsi ! » (comme si c'était une explication et une excuse), et de dire « Assez ! ». Il est temps que nous arrêtions tous de penser que quelques pauvres poules ou vaches peuvent justifier une vie misérable. « Assez ! »

La Guéoula attend.

Rav Eliahou Safran