Une prise de sang. Quoi de plus banal ? Eliézer est loin de se représenter la tempête d'émotions qui en résultera…

Une fois la procédure accomplie, il remplit un formulaire sur lequel il inscrit ses coordonnées, puis reçoit une feuille polycopiée le remerciant d’avoir accepté de prendre part à cette campagne particulière organisée en faveur de M. D. de Ramat Gan. Ce dernier est un malade atteint de leucémie ayant besoin d'une greffe urgente de moelle épinière.

Eliezer plie la feuille de papier, la fourre dans la poche de sa veste, et se dirige vers le bus, pressé de regagner son Collel et son partenaire d‘étude, qui l’attend certainement avec impatience.

Tout en marchant à grands pas, il adresse une prière en faveur du malade inconnu pour lequel il a accepté de faire une prise de sang. Que D.ieu lui vienne en aide, qu'Il lui permette de guérir de sa maladie et de rejoindre les rangs des vivants…

Parmi les centaines, voire les milliers de personnes examinées dans le cadre de cette campagne, c’est justement Eliezer C. de Bné Brak qui est désigné donneur compatible pour la personne de Ramat Gan atteint de leucémie. C’est lui et nul autre qui possède les caractéristiques nécessaires pour sauver M. D. de sa maladie.

Il est donc convoqué à l’hôpital, où il se retrouve dans le service d’oncologie face à un professeur observant avec attention ce potentiel donneur, vêtu de noir. On explique patiemment au nouveau venu l’éventuelle procédure et les difficultés impliquées, tout en calmant ses craintes.

Eliezer demande à rencontrer le malade. Après l’entrevue, on lui accorde deux jours de réflexion pour donner sa réponse. La tête lui tourne. Une vie dépend de sa décision. Aura-t-il le cœur à dire non ?

Il va voir son père, lui raconte comment il est "tombé" sur un avis appelant les gens à vérifier leur compatibilité avec un malade atteint de leucémie et nécessitant une greffe urgente de moelle épinière. Parmi les nombreuses personnes volontaires, c‘est lui qui, à sa grande stupéfaction, est désigné donneur potentiel. Il décrit ensuite sa rencontre émouvante avec le patient entre les murs de l‘hôpital.

Papa veut connaître l‘identité de celui-ci. Eliézer donne le nom de M. D. et commence à expliquer la procédure qui l‘attend…

Mais, à ce moment-là, une tempête éclate dans la petite chambre tranquille de l'appartement de Bné Brak. Ébahi, le jeune homme voit le visage agréable de son père prendre l‘apparence d‘un volcan en éruption. Rouges comme une écrevisse, ses yeux lancent des éclairs. Il crie d'une voix étranglée : "Il n’en est pas question ! Je ne permettrai jamais une chose pareille ! Mon fils ne viendra pas en aide à cet homme !"

Eliezer interdit, tremblant de la tête aux pieds.

Que peut-il faire pour calmer son père ou au moins essayer de comprendre la raison de sa rage ? Il commence à lui expliquer la grandeur de la Mitsva qui se présente à lui, tentant de décrire l‘état médical de M. D. qui pourra, grâce à son aide, retrouver la vie, littéralement…

Mais c‘est peine perdue. Son père ne veut rien entendre.

NON, NON, NON ! S'obstine-t-il.

Un lourd secret se cache derrière ce refus entêté, cette réaction disproportionnée. Papa acceptera-t-il de le partager et de révéler ses sentiments les plus intimes ?

Eliezer, quant à lui, se sent déchiré. Lui est-il permis d’obéir à son père et de laisser le malheureux M. D. à son triste sort ?

Par ailleurs, un fils aimant peut-il envisager de transgresser ouvertement un ordre paternel aussi explicite ?

"L‘usine où nous travaillions dans le ghetto était devenue notre maison. Nous étions à l’œuvre de l‘aube jusqu‘au bout de nos forces, recevant en contrepartie un morceau de pain sec et un bol de soupe insipide. C'était notre seule possibilité de subsister durant ces années terribles. Nous savions que celui qui ne participait pas à l‘effort "national" était immédiatement expédié vers l'Est : les camps de la mort..."

Eliézer écoute avec attention ce récit qu'il entend pour la première fois. Papa est un homme réservé, et, mis à part la perte de toute sa famille durant la Shoah, on ne sait rien de lui.

Il a toujours porté son deuil dans son cœur, faisant taire les souvenirs intolérables grâce à la routine quotidienne, au sein de la famille chaleureuse qu’il a mérité de fonder ici, en Israël.

"Ton grand frère - un jeune garçon à l'époque - se trouvait avec moi, ce qui constituait une grave transgression des règles de la Gestapo. Un enfant juif dans une usine de l‘armée allemande, c‘était du jamais vu…

Pour leur part, les nazis étaient certains d'avoir "nettoyé" le ghetto de tous les gamins qui s‘y trouvaient, lors de la dernière aktzia…

Durant la journée, le petit était dissimulé dans le plafond de notre usine. Pendant la nuit, on l'en faisait descendre avec soin et il devenait notre émissaire, chargé du salut de tout notre groupe.

De par sa minceur extrême, il parvenait à se glisser à l'intérieur des entrepôts allemands et en rapportait des aliments précieux pour nous tous. Parfois, il réussissait même à se faufiler à l’intérieur des bureaux de nos bourreaux, leur causant d’importants dégâts… Il revenait nous trouver, les yeux brillants. Qui sait ?, pensions-nous. La disparition de classeurs ralentirait peut-être un tant soit peu l’allure rapide de cette machine de mort ? L‘absence des dossiers en question permettrait peut-être la survie de quelques pauvres juifs malheureux ?

J’étais fier de cet enfant qui entretenait notre groupe, mettant de surcroît des bâtons dans les roues de ces maudits nazis. Mais, au fond de moi-même, je tremblais de peur.

Je savais qu'avec chaque nouvelle incursion dans leurs entrepôts, le danger augmentait, chaque nouveau forfait les poussant à vouloir découvrir l‘identité du "malfrat" qui les tourmentait ainsi...

Mais je ne pouvais pas arrêter ton frère dans son élan. Je n'arrivais pas à lui dire : Stop !"

À cet instant, le père d'Eliézer prend une inspiration profonde avant de continuer sa narration, le regard empli de douleur.

"Il y avait un Juif dans le ghetto dont la position était enviée de tous, même de ces maudits Allemands. Il était expert en la fabrication de bombes, entrait et sortait du ghetto sous la protection de deux gardes du corps. Ils avaient besoin de lui, de ses connaissances et de son savoir-faire, et le préservaient en vie tel un îlot intouchable au milieu de l‘océan de larmes et de sang bouillonnant autour de lui.

Moi, comme tous les habitants du ghetto, je le connaissais bien, et savais qu'il fallait se méfier de lui…

Mais je me suis retrouvé impuissant le jour où il est entré dans notre chambre, un bâton à la main…

Il a commencé à fureter d‘un côté et de l'autre comme si les lieux lui appartenaient. Il a frappé avec force sur le plafond de bois, me glaçant le sang !

Je ne pensais qu‘à une personne : ton frère dissimulé là, entre les lattes. Mon enfant, la lumière de ma vie, le seul survivant de toute ma famille…

Cet homme sans cœur continuait à taper, à droite, à gauche, une secousse, puis une autre…

Tout à coup, quelques lattes ont cédé, révélant la cachette de l’enfant. Celui-ci, terrorisé, est tombé… Comme un fruit dans les bras de ce traître qui l’a emporté, tirant la porte derrière lui.

Mon fils... mon enfant...

Le silence mortel qui régnait dans la chambre après leur sortie a été ensuite interrompu par deux brefs coups de feu.

Cet homme au cœur de pierre a tué mon fils !!!"

D'une voix étranglée par l'émotion, le conteur achève son récit, enchaînant aussitôt avec cette question accablante : "Et tu voudrais à présent que je te laisse sauver la vie du sien ???"

Pour Eliezer, la situation se dessine clairement, maintenant. Son père est certain de retrouver en M. D. le fils de son ennemi juré. Il n'est pas étonnant qu‘il refuse obstinément qu'on lui sauve la vie.

Et si… il avait tort ? Si ce nom ne représentait rien d’autre qu‘une fâcheuse coïncidence ?

Peut-être s’agit-il là d'une autre famille, sans aucun lien de parenté avec le traître de la Shoah ?

Ne vaudrait-il pas mieux organiser une entrevue entre les principaux intéressés, afin d’en avoir le cœur net ?

D’importantes personnalités rabbiniques se mêlèrent dès lors de la partie, et le père d’Eliezer finit par accepter de rencontrer M. D. et son père.

Il saura tout de suite à quoi s'en tenir...

Et, en effet, à peine a-t-il posé les yeux sur le visage face à lui qu'il pousse un cri de détresse. Son corps se met à trembler d'une furie incontrôlable. C‘est bien lui, sans aucun doute !

Ce traître, il le reconnaîtrait entre mille...

Mais, à cet instant, le père de M. D. prend la parole : "Vous me vouez une haine inextinguible depuis des décennies, je le sais. Mais, de mon côté, je n’ai jamais abandonné l’espoir de vous retrouver afin de vous expliquer ce qui s’est réellement passé, ce jour-là…

Laissez-moi raconter la vraie version des faits…

Les nazis avaient compris qu’un jeune enfant se cachait parmi vous et se faufilait dans leurs entrepôts et bureaux, y causant de terribles dégâts. Ils ont décidé de se venger de votre groupe. Ils voulaient tous vous éliminer. Je leur ai proposé mon aide, leur promettant d‘attraper le garnement qui les narguait, tout en vous laissant en vie.

Après avoir découvert votre fils terrorisé dont le corps était parcouru de soubresauts, je sentis mon cœur battre à l'unisson avec le sien, et me trouvai bien incapable de tenir ma promesse aux nazis...

Mais deux gardes du corps m‘entouraient, guettant chacun de mes actes, et rendant impossible tout changement de programme.

Je n‘avais donc d‘autre choix que de les abattre chacun d'un coup de feu, puis de confier votre enfant à la direction d'un couvent des environs.

Évidemment, les Allemands n‘ont pas tardé à découvrir la supercherie et, fulminant de rage, me l‘ont fait payer cher. Non, ils ne m‘ont pas tué. Ils avaient trop besoin de mon expertise pour pouvoir se passer de moi. Par contre, rien ne les empêchait de me faire subir des sévices. Ils m’ont rendu impotent pour la vie.

Après la guerre, je suis retourné au couvent. On m‘a rendu l‘enfant dont je ne savais comment retrouver les parents. Je l'ai élevé comme mon propre fils. J‘ai fait tous les efforts possibles et inimaginables pour découvrir ne serait-ce qu’un membre de sa famille, mais en vain…

À ma grande tristesse, je n'ai jamais mérité d’avoir des enfants. La lumière de ma vie, c'était ce garçon, votre fils...

Pendant des années, je vous ai cherché, à travers le monde entier. Et aujourd'hui, nous voilà réunis par l’entremise de cette grave maladie...

Comme vous l‘avez compris, la raison pour laquelle votre Eliezer est un donneur compatible pour mon fils est très simple. Ce sont deux frères… »

Quelle plume pourrait décrire la tempête d‘émotions déferlant à présent sur le père d‘Eliézer ? Il est subitement réuni avec son fils disparu, après des décennies à se ronger le cœur de ressentiment, de colère et de fureur à l‘encontre d'un ennemi présumé… qui se révèle être tout à fait autre chose.