Dans l’épisode précédent : À leur premier anniversaire de mariage, Shimon et Perla ont découvert qu’ils vont avoir bien du mal à concevoir naturellement leurs propres enfants. Suite à ce coup de massue qui leur est tombé sur leurs pauvres têtes, c’est huit mois plus tard, que nous les retrouvons...

Ces dernières semaines ont été rythmées par un tourbillon de piqûres, de tests, de visites médicales, et d’échographies. Après quelques recherches en bonne et due forme, nous avions trouvé un très bon médecin qui nous avait assuré que l’opération que devait subir Perla serait une petite intervention de routine.

C’est confiant que j’avais mis la vie de ma femme entre ses mains, bien que tout soit entre les mains d’Hachem. Tout s’était très bien passé, mais, comme toute chirurgie, il a fallu un temps de convalescence, mais globalement, Perla s’en était relativement bien remise… Ce n’est qu’après que les choses se sont compliquées.

Comme le docteur nous l’avait conseillé, après l’opération, nous avions essayé pendant quelques mois d’avoir cet enfant tant désiré, mais hélas, ça n’a pas marché.

D’ailleurs, même les gens de notre entourage avaient arrêté de nous le demander, c’est dire !

Après des heures entières de réflexions et de déceptions, nous avions décidé de nous tourner vers l’Institut Pouah à Jérusalem, qui accompagne les couples, comme nous, qui rencontrent ce genre de difficultés. En passant par cet établissement plutôt que par l’hôpital, cela nous garantissait que tout soit respecté selon les règles strictes de la Halakha.

Une fois notre dossier accepté, nous étions pris en mains par une équipe de Rabbanim, de docteurs et d’infirmières absolument formidables ! À chaque tentative, ils étaient on ne peut plus prévenants à notre égard, mais aussi à l’écoute de nos besoins, en plus d’être sacrément compétents !

Cependant, au bout de plusieurs tentatives infructueuses, Perla, contrairement à moi, je l’avoue, ne perdait jamais espoir. Et puis un soir, l’observant littéralement s’écrouler sur notre canapé, quelque chose me frappa : ma femme était tout simplement au bord de l’épuisement ! Notre dernier « échec », comme je l’appelais alors qu’elle préférait le terme « expérience », l’avait vraiment épuisé.

Alors avec toute la diplomatie dont je pouvais être capable, je m’approchais d’elle doucement et je lui proposais de faire… une pause :

– Une pause ? C’est une blague ? Ne me dis pas que tu en as marre ?

– Je n’ai jamais dit ou sous-entendu que j’en avais marre. Tant que toi, tu es partante, quelques soient tes décisions, je te soutiendrai à 300%, mais la seule chose que je constate, c’est que cela fait des mois et des mois que l’on enchaîne les traitements, et que tu es à bout. Rien ne nous empêche de faire un petit break de quelques semaines, le temps que tu reprennes des forces, avant de renchainer. Personne ne t’en blâmera !

Je voyais passer sur son visage cette expression, que je commençais à connaître par cœur : l’inquiétude ! Je l’entendis me confier avec une réelle angoisse :

– Shimon, j’ai vingt-quatre ans ! Ma mère, à mon âge, avait déjà trois enfants !

– Et alors ? C'est une course !?

– Bien sûr que non ! C’est juste qu’à la base, j’ai toujours rêvé d’avoir une grande famille, et à chaque « expérience », je me dis que, forcément, la fois d’après sera la bonne, mais pourvu que je ne perde pas de temps !

– Mais enfin, tu es tellement jeune ! Pas plus tard que la semaine dernière, lorsque j’étais dans la salle d’attente, j’ai entendu un autre patient raconter qu’il revenait tout juste d’un voyage aux États-Unis. Il était allé à l’occasion d’une double Brit-Mila d’une maman qui avait… cinquante-trois ans.

– Arrête ? Tu me fais marcher ! C’est pas possible !

– Je t’assure ! Après, je te l’accorde qu’il y a débat sur le principe que ses enfants auront toute leur vie des parents très âgés, mais pour l’heure, nous n’avons pas à nous soucier de ton âge avant très longtemps. Bon, promets-moi que tu vas réfléchir à ce que je t’ai dit ce soir !

– C’est promis.

Et, après une énième « épreuve », Perla avait réfléchi et avait fini par abdiquer :

– C’est d’accord ! Faisons-la cette pause, mais promettons-nous qu’elle ne sera pas trop longue.

Ce fut à mon tour de lui faire une promesse.

Au début, il fallait reconnaître que cela nous faisait bizarre à tous les deux de recommencer à avoir tout ce temps devant nous et rien qu’à nous. La vie reprenait doucement son cours. Comme si rien n’avait changé depuis ce que nous avions traversé. Sauf qu’il n’était pas rare que l’un de nous se réveille en pleine nuit avec une poussée d’angoisse d’avoir loupé l’une des fameuses injections d’hormones qui devait être faite à un horaire précis.

Mais, grâce à D.ieu, petit à petit, nous recommencions à sortir, faire de longues promenades, à étudier ensemble dans notre parc préféré, recevoir des amis à notre table de Chabbath… et les choses sont redevenues à peu près à « la normale ».

Et puis, un jour, une situation tout à fait anodine en apparence est venue bouleverser nos vies :

À la fin de la classe, Perla avait pris l’habitude de rester un peu plus tard pour préparer ses cours pour le lendemain. Généralement, elle attendait que tous les parents viennent chercher leurs enfants jusqu’aux derniers pour se mettre au travail. Elle aimait beaucoup ces moments d’échanges entre parents/maîtresse qui lui permettaient de connaître un peu mieux l’environnement dans lequel évoluait chacun de ses élèves. Cependant, depuis quelque temps, elle avait remarqué que la maman du petit Its’hak Cohen, qui venait d’avoir un bébé, arrivait souvent en retard. La plupart du temps, la maman hors d’haleine se confondait d’excuses, en expliquant qu’elle devait jongler toute seule avec les horaires de tous ses autres enfants. Ce n’était pas facile car le papa était souvent en voyage. Cela ne dérangeait absolument pas Perla de garder un peu plus le petit Its’hak. Au contraire, elle était ravie d’aider cette maman plus que débordée. Elle avait même pris l’habitude de faire les devoirs avec lui pour la soulager au maximum.

Un jour où Madame Cohen était particulièrement en retard entraina des conséquences qui n’étaient pas prévues. La directrice de l’établissement, Madame Menzel, passa devant la classe de Perla pour l’informer qu’elle était obligée de faire un rapport sur ce comportement irresponsable de cette maman ! Perla était très mal à l’aise, car elle ne voulait surtout pas que la maman d’Its’hak ait des soucis. Elle insista beaucoup auprès de la directrice pour lui expliquer que c’était avec joie qu’elle gardait son élève, d’autant plus qu’il avait fait d’énormes progrès ! Madame Menzel, qui connaissait la gentillesse sans limite de ma femme, lui expliqua la réalité des choses :

– Écoutez, ma petite Perla, ce n’est pas à vous de prendre en charge cet enfant à l’intérieur de l’école. S’il lui arrive quoi que ce soit, nous pouvons avoir de gros problèmes, car nous ne sommes pas assurés. Si nous ne sommes pas plus vigilants, en cas de contrôle de l’état, c’est toute l’école qui se retrouvera fermée. Je suis vraiment navrée, mais en tant que responsable de cet établissement, si la maman ne s’organise pas mieux, je vais devoir prévenir les services sociaux. Je pense que nous avons fait preuve de patience envers cette dame et qu’aujourd’hui, avec plus de 45 minutes de retard, ce n’est plus gérable ! Vous comprenez ?

Perla savait que Madame Menzel avait raison, alors lui vint une idée. Mais avant de la proposer à Madame Cohen, elle préféra me demander si j’étais d’accord :

– Est-ce que tu serais partant si, tous les jours après l’école, je rentre avec Its’hak chez nous. Sa mère aura le temps de venir tranquillement le chercher, sans stress. Entre temps, on finira les devoirs et je le ferai manger.

– Dans la mesure où cela ne te fait pas trop de travail en plus, cela ne me dérange pas le moins du monde. Juste vérifie avec la directrice que ta démarche est autorisée.

– Dans la mesure où cela se passe à l’extérieur de l’école et que la maman est d’accord, je pense qu’il n’y aura pas de problème.

Dès le lendemain, ma Perla, toujours soucieuse de contenter tout le monde, proposa cette solution à Madame Cohen, qui a presque failli lui embrasser les pieds tant elle était soulagée.

Et puis, très vite, la nouvelle se répandait que la maitresse gardait désormais le petit Cohen, si bien qu’elle eût à sa charge une autre petite fille, Shani.

Pendant quelque temps, tout le monde était ravi de cette nouvelle organisation, mais hélas, une tragédie est survenue et nous a tous particulièrement bouleversé. Les parents de la petite fille moururent sur le coup dans un grave accident de la route. Quand nous avons appris le drame, Shani se trouvait chez nous, à ce moment-là. Il se trouva qu’elle n’avait aucune autre famille en Israël. Le temps que les services sociaux se mettent en relation avec une partie de sa famille qui habitait en Argentine, et pour savoir qui allait obtenir la garde permanente, on nous demanda s’il était possible que nous la gardions avec nous. Bien évidemment, nous n’avions pas hésité une seule seconde à répondre à cette demande.

L’assistante sociale nous rendait visite régulièrement pour vérifier comment allait Shani et nous mettre au courant de l’évolution de sa situation. Et c’est trois mois plus tard que Shani quitta notre foyer pour finalement aller vivre avec sa grand-mère paternelle. C’est non sans le cœur un peu brisé que nous avons dû la laisser partir, car cette petite était devenue, peu à peu, une part de nous. C’est Perla qui en avait été le plus affecté, mais nous n’avions pas trop eu le temps de nous remettre de nos émotions, que, très rapidement, nous étions de nouveau sollicités pour accueillir des enfants qui vivaient des situations aussi dramatiques que Shani. Nous sommes devenus une sorte de « famille d’accueil provisoire » au service de ces petits. Nous assurions qu’ils aient le plus de stabilité possible, malgré les drames de chacun.

Et puis, au bout d’une année, nous recevions tellement de demandes de prises en charge pour aider ces enfants en difficulté qu’avec notre petit deux pièces à vivre, il nous était impossible de prendre plus de deux enfants à la fois. Si bien qu’un jour, ce fut à mon tour de partager avec l’héroïne de ma vie une idée qui m’est venue d’un coup. Ce fut plus que ravie qu’elle me répondit :

– N’hésite pas ! Fonce ! Mais essaye d’abord de t’entretenir avec mon oncle afin qu’il te donne son avis, qui, je suis certaine, sera plus que favorable. Je compte sur toi pour tout me raconter.

Le lendemain, je me retrouvais dans le bureau de Rav Levy et lui exposa ma fameuse idée :

– Je voudrai me lancer dans un projet un peu inédit, mais, avant de me lancer, je voudrais avoir votre avis et obtenir votre Brakha.

– Vas-y, je t’écoute.

– Alors, je me lance : depuis que je me suis marié, j’aurais pu demander à mon père de me prêter de temps en temps des sous pour arrondir nos fins de mois souvent justes, mais, avec l’accord de ma femme et nos deux salaires d’enseignants, nous avons tenu bon et nous nous sommes efforcés de toujours nous débrouiller seuls.

– Et c’est tout à votre honneur !

– Oui, mais voilà, je vais sûrement avoir besoin de lui et me rendre à Paris pour lui demander de l’aide, non pas pour moi, mais pour ce que je m’apprête à faire.

– Cela me parait très bien, mais que comptes-tu faire avec cet argent si tu l’obtiens ?

– Je voudrais acheter une très grande maison, avec plusieurs étages, et une énorme pièce à vivre. Elle sera composée de plusieurs chambres à coucher pour accueillir jusqu’à dix enfants à la fois. Parce que Rav, il faut savoir que chaque fois que Perla et moi devons refuser de prendre un enfant chez nous par faute de place, cela nous fend le cœur.

Et là, contre toute attente, Rav Levy se leva d’un bond de sa chaise. Il contourna son bureau, très ému. Il me prit dans ses bras et me dit :

– Mon fils, quel projet extraordinaire ! Je suis tellement, mais tellement fier de toi Shimon, que je remercie Hakadoch Baroukh Hou d’avoir été témoin du miracle que tu es devenu ! Te souviens-tu de la première fois que tu es venu ici, dans ce même bureau, quand tu te plaignais du froid qu’il faisait dans la Yéchiva ?

– Très bien ! Et vous n’avez pas hésité à me donner votre propre couverture pour répondre aux demandes de l’enfant gâté et capricieux que j’étais !

– Et tu me l’as rendu ! Tu m’avais dit que je représentais le genre d’homme à qui tu voulais ressembler plus tard. Saches qu’aujourd’hui, les rôles sont inversés : c’est moi qui souhaite devenir l’homme que tu es devenu ! Que D.ieu te bénisse et t’aide dans ton immense projet de venir en aide à ces âmes pures ! Que tout ce que tu souhaites au plus profond de ton cœur se réalise, mon fils !

– Merci Rav. Merci beaucoup.

Je quittais la pièce dans un torrent de larmes par l’émotion des paroles si touchantes que mon maître en Torah venait de me dire. Et c’est, comme promis, dans un état euphorique que j’appelais ma femme pour lui rapporter les paroles de son oncle que j’aimais tant.

Très peu de temps après, je fis ce fameux voyage vers Paris pour parler de vive voix à mes parents. J’avais composé un dossier solide pour leur expliquer à quel point leur argent investi permettrait de faire de grandes choses. À mon grand étonnement, ils acceptèrent sur le champ, avec une facilité incroyable ! Mais ce n’était pas tout ! Le plus beau, c’est que mes parents furent tellement emballés par ce projet, qu’ils voulaient profiter de ma présence pour me présenter à tous leurs amis et clients qui seraient susceptibles de nous soutenir.

Très vite, la somme que j’avais récoltée dépassa largement mes espérances. Si bien que ce fut bien plus qu’une maison qui ouvrit ses portes quelques mois plus tard de façon à accueillir non pas dix enfants, comme il était prévu initialement, mais une cinquantaine… Il n’y a pas à dire : quand il y a la Brakha, rien n’est impossible, pas même nos anciens rêves que nous avions mis de côté…

La suite et fin « De Steeve à Shimon », la semaine prochaine.