La musique bruyante donnait le rythme à tous les participants, de grands cercles se formaient dans toute la salle, et au centre de toute cette joie, se trouvait bien entendu le marié. Il dansait et circulait d’un cercle à l’autre, un grand sourire aux lèvres, ses amis l’applaudissaient, se réjouissaient pour lui en compagnie de sa famille, ses voisins et amis.

Au bout de la salle, le grand-père, assis sur une chaise, observe avec émotion son petit-fils, le ‘Hatan. Ses yeux versent des larmes de joie. Il se rappelle des jours sombres, lorsqu’il se trouvait au camp de travail, sous la domination cruelle des maudits nazis. À la fin de la guerre, il était un jeune homme isolé, sans famille ni communauté, sans amis ni connaissances. Il ne restait que des survivants comme lui, dont la grande majorité avait perdu toute leur famille dans la terrible Shoah.

Et voilà… des dizaines d’années plus tard, il se trouve là en habits de fête, avec des centaines d’invités venus se réjouir au mariage de son petit-fils.

Il se lève soudain, et, à pas lents, s’approche de la scène où se trouve l’orchestre. Il glisse quelques mots à l’oreille du chanteur, qui demande à tous ses compagnons d’interrompre la musique.

« Le grand-père du marié voudrait dire quelques mots », annonce le chanteur. Un jeune homme tend une chaise au grand-père, mais il refuse de s’asseoir. Tout le monde se tait et observe avec curiosité le grand-père, tentant de deviner ce qu’il s’apprête à dire dans le micro.

« Je vais vous raconter une histoire liée directement à ce mariage que nous célébrons maintenant », commença le vieil homme d’une voix tremblante d’émotion.

« Cela s’est passé il y a des dizaines d’années. Dans la localité d’Europe où nous habitions, une peur terrible régnait. Les nazis étaient arrivés et avaient conquis toute la région. Nous avions entendu des rumeurs selon lesquelles à chaque endroit où ils arrivaient, ils organisaient un transfert organisé des Juifs en direction des camps de concentration. Nous ne savions pas alors si les chambres à gaz étaient une réalité ou simplement des rumeurs exagérées, mais nous étions certains que l’expulsion des Juifs ne provenait pas d’un sentiment de bonté, et qu’un sort très cruel nous attendait.

Quelques jours plus tard, nous voyons de grandes affiches postées dans toutes les rues du ghetto : "Tous les Juifs du ghetto sont tenus de se présenter demain à 5 heures du matin sur la Umschlag Platz, pour se préparer en vue de notre transfert ailleurs. Ne prenez ni objets ni biens qui dépassent un sac par personne. Toute personne qui ne se présentera pas et ne suivra pas cette instruction sera exécutée par balle."

On entendit de toutes parts des cris et des pleurs. Des mères tombaient sur le cou de leurs fils, les pères essuyaient des larmes, et les enfants gémissaient. La fin amère se profilait à pas de géant.

J’étais alors un jeune homme. Je me hâtais de rentrer chez moi, et là, la situation n’était pas très différente de ce qui se passait à l’extérieur. Mes parents étaient effrayés et paniqués, et je ressentais évidemment la même chose.

Nous commençâmes à préparer quelques objets et à nous préparer en vue du transfert inévitable. Soudain, papa se tourne vers moi, me tendant une chemise blanche qu’il avait lavée juste avant, et me demanda de la repasser.

"Papa ??, lui demandai-je, très étonné. Nous sommes sur le point d’être emmenés dans un camp nazi. On raconte que toute personne qui y arrive y trouve la mort. Il nous reste peut-être quelques heures à vivre, et tout ce qui t’importe maintenant, c’est une chemise repassée ?"

Mais papa n’a pas renoncé. "Mon cher fils, je voudrais que tu me repasses une chemise", insista-t-il, et son visage était gris de peur et d’inquiétude.

Je n’argumentai pas. Si papa veut que je lui repasse une chemise, je vais bien sûr me conformer à ce qu’il me demande.

Je m’approchai du poêle, allumai le feu, et quelque temps après, je pris les tisons et les fis pénétrer dans le grand fer à repasser qui se trouvait chez nous. Les tisons le chauffèrent et je pus commencer le repassage.

Quelques minutes plus tard, je tendis à papa une chemise repassée et pliée. Il la regarda et ses yeux exprimèrent la satisfaction. 

"Je sais exactement où nous allons, me dit papa, et c’est précisément pourquoi je t’ai demandé de me repasser une chemise. La sainte Torah nous dit : « Honore ton père et ta mère, pour prolonger tes jours. » La Mitsva de respect des parents est la meilleure Ségoula pour mériter la longévité.

J’ignore le sort qui m’est réservé ainsi qu’à maman, ajouta-t-il. Mais toi, mon fils, tu es un jeune homme et nous voulons que tu vives. Nous voulons que tu survives, que tu passes cette terrible guerre, et, avec l’aide de D.ieu, tu fonderas une famille. Poursuis la chaîne des générations de notre famille, et fais en sorte de nous donner des petits-enfants et des descendants animés de crainte du Ciel et étudiant la sainte Torah. C’est pourquoi je voulais te donner un mérite, j’ai fait en sorte que tu fasses des efforts pour le respect des parents, pour que cette Mitsva t’accompagne, et, grâce à elle, tu pourrais vivre encore de longues années, avec l’aide de D.ieu."

Que puis-je dire ?, poursuivit le grand-père, après cette nuit-là, nous avons vécu des jours très difficiles. Je n’ai plus revu mes parents depuis l’instant où nous sommes descendus du train. J’ai moi-même étais envoyé aux travaux forcés, j’ai travaillé durement pendant plusieurs années, les gens autour de moi tombaient et mouraient comme des mouches, et, plus d’une fois, j’ai senti que ma fin approchait. Dans un jour ou deux, pensais-je, on enverra également mon corps sur la pile de corps qui ne faisait qu’augmenter. Je n’étais pas sûr qu’on prendrait la peine de me conduire jusqu’au crématorium pour brûler mon corps…

Mais non. Je n’ai pas rendu mon dernier souffle. Envers et contre tout, j’ai réussi à survivre. J’ai passé la guerre, et pendant tout le temps, j’ai senti que je ne vivais que grâce au mérite de cette grande Mitsva.

Et maintenant, alors que j’assiste au mariage de mon cher petit-fils, avec une chemise repassée et des habits de fête, je veux que vous sachiez, mes chers invités, que ce grand mariage et cette merveilleuse joie que vous voyez ici, nous les devons à cette chemise repassée… »

Yaakov Lustig