L’un des élèves les plus remarquables du Rabbi de Gour rencontra l’un des grands disciples du « Sabba de Slobodka ». Au fil de leur discussion sur les difficultés de leur époque, ce dernier demanda à son interlocuteur qui donc, d’après lui, avait le plus marqué la communauté juive d’Europe central, et de répondre lui-même : “Tu m’affirmeras certainement que c’est ton maître, le saint Rabbi de Gour, et moi j’aurais tendance à affirmer que c’est le mien, le grand Machguia’h de Slobodka, mais, en fait, ce n’est ni l’un ni l’autre ! C’est Sarah Schnierer, fondatrice du Beth Ya’acov, qui a réussi à littéralement changer la face des choses, car, sans elle, les élèves de nos grands maîtres n’auraient jamais pu se marier et fonder des foyers de Torah…”

Cette anecdote nous montre combien grande était l’estime des Rabbanim de son époque à l’égard de Sarah Schnierer. Elle qui avait réussi en une dizaine d’années à changer totalement l’état déplorable des choses quant à l’éducation des jeunes filles juives, et, grâce à cela, à maintenir la pérennité de notre peuple jusqu’à ce jour.

Qui donc était Sarah Schnierer ?

Née à la fin du 19eme siècle dans une famille ‘hassidique à Cracovie, en Pologne, elle avait grandi, comme ses contemporaines, au sein du foyer familiale, recevant un strict minimum d’enseignement religieux. De nature réfléchie et studieuse, elle s’était instruite par elle-même en Torah, puisant dans les ouvrages midrachiques en yiddish, commentaires sur les Pirké Avot, et autres œuvres abordables à son niveau. Ce n’est que bien plus tard qu’elle apprit, maîtrisa, et étudia en hébreu. A mesure qu’elle avançait dans son enthousiasme pour une vie de Torah, elle se désolait de l’indifférence qui régnait autour d’elle dans ce domaine. Alors que les jeunes gens de son milieu familial remplissaient les Yéchivot et s’y donnaient avec joie à l’étude, les jeunes filles, restant au foyer, s’éloignaient du judaïsme pour rechercher la culture et les centres d’intérêt du monde polonais qui leur avait ouvert les portes du ghetto depuis peu…

Puis, vint la première guerre mondiale. Comme beaucoup d’autres familles, la sienne fuit la Pologne, centre des hostilités, pour s’installer à Vienne en Autriche. Ce séjour fut décisif car elle y découvrit l’œuvre et l’enseignement du Rav S. R. Hirsch,  cette grande personnalité de Torah qui, en Allemagne, berceau de l’émancipation, avait su combattre le courant d’assimilation qui sévissait en propageant son message de « Torah ‘Im Dérèkh Erets », remettant à leur place la valeur indiscutable des sciences en ce « siècle des lumières », au service de la Vérité éternelle de la Torah. Les commentaires du Rav Hirsch, approfondissant la portée du message de la Torah, furent pour elle une révélation. Elle sentit là, un remède en puissance pour contrer l’assimilation galopante de ses amies, attirées avant tout par l’université. Et c’est le Rabbin de la communauté viennoise qu’elle fréquentait, qui lui fournit la motivation qui lui manquait encore pour oser se lancer et agir. Dans son discours un Chabbath ‘Hanouka, il avait su exposer les valeurs éternelles du judaïsme par rapport à celle des autres cultures et avait fait ressortir par maints exemples le rôle essentiel de la femme juive dans la survie de la Torah et de ses valeurs, rôle plus que jamais vital pour l’avenir de notre peuple, avait-il dit.

De retour à Cracovie, elle se met à enseigner à de petits groupes, dans sa propre salle à manger, redonnant très vite à toutes ces jeunes filles la fierté de leur héritage si riche et incomparablement supérieur à toutes les sciences. Encouragée par l’influence de ses cours sur son entourage, elle projette d’ouvrir une école juive pour jeunes filles, chose inconnue à l’époque. Mais avant de ne se lancer, elle part demander son avis au grand Rabbi de sa génération, le Rabbi de Gour. Celui-ci s’enthousiasma par son projet et lui donna sa bénédiction, entrevoyant la grandeur et l’urgence de l’entreprise. Il la soutiendra tout au long de son travail.

L’école est un succès au-delà de ses espérances. En quelques années, il y a des dizaines d’autres établissements scolaires qui s’ouvrent dans toute la Pologne, grâce à ses élèves qu’elle envoie enseigner à leur tour aussitôt qu’elles ont acquis un minimum de connaissances. Puis, elle lance son grand projet innovateur : une école de formation pour enseignantes en matières juives, ce que l’on appelle aujourd’hui un séminaire de jeunes filles, et la nomme « Beth Ya’acov », terme qui dans les textes désignent les femmes d’Israël. C’est un grand bâtiment avec internat, dont la pose de la première pierre a fortement marqué la communauté cracovienne. Une nouvelle ère s’ouvre, celle du Beth Ya’acov, les élèves arrivent par dizaines, puis par centaines de la Pologne et aussi d’autres pays européens. Elle recrute ses professeurs en Allemagne, disciples de l’enseignement du Rav Hirsch, ainsi que dans la communauté locale. Elle qui avait commencé sa vie active dans le métier de couturière aimait dire à ses élèves : « avant je vêtais vos corps, mais à présent j’habille votre âme »… Pour ses élèves, elle était « Ima Sarah », aimée et vénérée comme leur propre mère. Elle, de son côté, se donnait toute à son œuvre, aidant, conseillant, soutenant bien au-delà du contexte scolaire, veillant au bien être et aux nécessités de chacune, aussi bien dans le domaine matériel que spirituel et social. Même lorsque la maladie se déclare elle continue, négligeant sa propre santé, toute à son œuvre de reconstruction.

Elle mourut jeune, en 1936, épuisée mais vainqueur. A son enterrement, les plus grands Rabbanim de Pologne, de Lituanie et d’ailleurs viennent pleurer son départ et encourager ceux qui poursuivent son œuvre, montrant comment elle reste vivante parmi nous grâce aux milliers d’élèves qui continuent à propager son enseignement. Malheureusement, les nazis ont détruit son institution, quelques années seulement après son établissement. Mais ses élèves se distinguèrent dans les années terribles, soulageant les uns, aidant les autres, avec une Emouna (foi en D.ieu) à toute épreuve, comme le rapportent d’innombrables témoignages. Puis, après la guerre, ce sont elles, en grande partie, qui rebâtirent de par le monde les écoles Beth Ya’acov, qui ont su redonner à la fille d’Israël sa vraie place et sa vraie valeur.

(Basé sur la biographie  du livre « Ein Beth Israël » de Sarah Schnierer)