Parfois, je me rends au travail avec ma femme. Cette fois, c'est pour réaliser un article qui arrive une fois tous les 112 ans : une cérémonie au cours de laquelle les responsables du livre Guinness des records désignent le doyen de l’humanité. C’est la mission journalistique pour laquelle elle m’accompagna vendredi dernier.

La cérémonie s’est tenue dans une petite salle d’un modeste hôtel de ‘Haïfa. Tous les descendants et la famille de M. Israël Kristal, qui avait ce jour-là 112 ans, 5 mois et 25 jours, se réunirent pour l’occasion.

Laissons de côté pour l’instant Kristal, et penchons-nous un instant sur le souvenir de Yachoutaro Koida, l’homme grâce auquel tout ceci eut lieu. Koida était jusqu’à récemment l’homme le plus vieux du monde. Il mourut au Japon il y a quelques mois, peu de temps avant son 113ème anniversaire. A sa mort, Kristal reçut ce titre mondial.
 

A mon arrivée dans la salle, je rencontrai Choula

Voilà une femme jeune et dynamique qui se présenta comme sa fille. Je pensais n’avoir pas bien entendu. J’étais persuadé qu’il s’agissait d’une de ses petites-filles, ou arrière-petites-filles. Si le héros de la fête avait 112 ans, sa fille devait avoir 80 ou 90 ans.

Je ne lui demandai pas son âge, mais elle s’expliqua immédiatement : « Mon père a perdu sa première femme, Feiguy, à Auschwitz. Deux de ses enfants sont morts au cours de leur séjour dans le ghetto de Lodz. Après la Shoah, il ne pesait que 37 kilos. Mais il se réhabilita et se renforça, puis se remaria avec ma mère, Batchéva, rescapée elle aussi de la Shoah. Ils s’installèrent en Israël, et ils élevèrent à ‘Haïfa mon frère ‘Haïm et moi-même. Mon père commença cette étape de sa vie à un âge avancé, en tant que rescapé de la Shoah, qui avait beaucoup perdu. »

Marco, le représentant italien du livre des records Guinness, entra dans la salle. Il était vêtu d’un costume chic. Il prononça un discours émouvant sur le privilège qu’il ressentait de rencontrer un homme ayant vécu plus de 100 ans, né avant l’ère des machines et de la télévision.

Il se fit photographier en portant un diplôme d’une main, et en posant l’autre sur l’épaule d’Israël, un homme remarquable aux yeux bleus, assis au centre de la pièce en fauteuil roulant. Lorsque Marco bénit la grande famille et s’étonna du nombre de petits-enfants et arrière-petits-enfants, l’un des petits-enfants me chuchota : « Il ignore à quel point cette tribu aurait pu être plus grande, et combien de personnes sont absentes aujourd’hui. »

Quelques minutes après la remise officielle du diplôme, sa fille Choula prit la parole. Bien que l’audience ne fût constituée que de Marco et d’un photographe du Guinness, ainsi que de dizaines de membres de la famille et d’amis, son discours semblait dirigé vers le monde entier.

Elle m’avait confié auparavant qu’elle avait longuement réfléchi au célèbre discours de Guidon Hausner au début du procès Eichman, sur les 6 millions de victimes. Oui, à ce point-là. Car le fait que M. Kristal était l’homme le plus âgé au monde ne lui semblait pas refléter l’histoire personnelle de son père, mais la victoire de tout un peuple. Le plus beau dans cette cérémonie, c’était d’entendre les voix en fond, celles des jeunes arrière-petits-enfants qui n’avaient pas cessé de « déranger ».

« Chaque jour de la vie de papa était une survie en soi, déclara Choula. Il est né en 1903 dans un petit village de Pologne. Orphelin de mère à l’âge de 7 ans, au bout de 3 ans, son père fut enrôlé de force dans l’armée russe, et à l’âge de 11 ans, il se retrouva seul.

Chaque jour, il se réveillait dans un monde inconnu. Au terme de la Première guerre mondiale, son père put revenir, mais au bout d’un an, il succomba du typhus. Mon père s’installa à Lodz, la grande ville, et pendant la Shoah, il erra entre différents camps de travail.

Sa vie d’alors était faite de faim, de coups, de souffrance et de maladies. Ici aussi en Israël, mon père et ma mère vécurent à la période de Tséna (restriction) et eurent des difficultés d’intégration. Papa représente aujourd’hui ici des millions d’autres qui n’ont pas eu le mérite de survivre comme lui. Et de se relever. »


100 ans

Il y a 7 ans, en 2009, Israël Kristal reçut une lettre officielle de la municipalité de ‘Haïfa. C’était une demande de choisir une école élémentaire pour l’entrée en CP.

La famille appela la municipalité pour savoir de quoi il en retournait, et on leur expliqua que d’après l’ordinateur, Israël fêterait bientôt ses 6 ans. Ils réfléchirent un instant, puis éclatèrent de rire. Kristal approchait alors de l’âge de 106 ans. Mais dans l’ordinateur du département de l’éducation de la ville de ‘Haïfa, on n’inscrit pas les 4 chiffres de l’année de naissance, mais seulement 2.

En effet, peu de gens dépassent l’âge de 100 ans. Or, la date de naissance d’un homme né en l’an 1903 est inscrite 03, ce qui veut dire que 6 ans plus tard, en l’an « 09 », il est censé entrer dans le cadre de l’écolage obligatoire. Heureusement qu’ils ne sont pas venus lui faire le vaccin du CP ! Il y a encore d’autres histoires amusantes sur la longue vie de l’homme le plus âgé au monde.

Il y a quelques années, lorsqu’il fêta ses 100 ans, il fallut lui installer un pacemaker. Les médecins et la famille hésitaient entre deux modèles de stimulateurs cardiaques : l’un plus facile à greffer et d’une durée de vie de 10 ans, et le second, d’une durée de vie de 15 ans, mais dont la procédure médicale était plus complexe. En vue de son âge, il fut décidé d’implanter chez Kristal, déjà fort âgé, le premier modèle. Et voilà qu’au bout de 10 ans, il se présenta à nouveau chez les médecins pour changer son pacemaker et demanda fermement : « Les amis, pas de blague cette fois-ci. J’exige de recevoir le second modèle ! »
 

Respect de l'autre

Dans le traité Méguila, il est question d’une série de Sages à qui l’on a posé cette question : « A quoi attribuez-vous votre longue vie ? » Chacun d’entre eux dévoila son secret (« De ma vie, je n’ai gagné de respect en faisant honte à mon prochain » ou : « De ma vie, personne ne m’a précédé au Beth Hamidrach »).

Lors d’une soirée organisée la semaine dernière, j’ai posé cette question aux enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants d’Israël : « Par quel mérite, selon vous, papi Israël a-t-il eu droit à la longévité ? A-t-il une qualité particulière ou une habitude de vie qui le justifie ? Ce n’est certainement pas grâce à « l’air pur » des raffineries de ‘Haïfa, la ville dans laquelle il réside depuis 66 ans »

Les réponses : d’abord, me répondirent-ils à l’unisson, il faut parler d’Emouna, de foi. « Il lève toujours un doigt vers le ciel, et remercie D.ieu pour chacun de ses jours. »

Plus j’apprends de détails sur sa vie, plus Israël m’apparaît comme un membre d’un mouvement de Moussar des magnifiques Yéchivot de Lituanie, mais en réalité, il n’a jamais eu le privilège d’étudier à la Yéchiva. Il étudia au Talmud Torah dans sa jeunesse, d’où ses souvenirs de l’étude de la Torah et des Michnayot, mais dès son plus jeune âge, il travailla pour subvenir à ses besoins. Sa vie n’en demeure pas moins une leçon d’attachement à la Torah et aux Mitsvot.

Choula prétendit que son caractère était le facteur principal de sa longévité. « Il ne se plaint jamais. Jamais. Il est toujours joyeux, dans toutes les situations. Pas seulement alors, pendant la Shoah, même maintenant. A un âge avancé, il y a pourtant des difficultés, mais mon père accepte tout avec amour, le bien comme le mal. C’est la situation, qui est comme elle est, et il est satisfait. »

Sa petite-fille Liat Bachan (qui affirma que jusqu’à l’âge de 102 ans, il la battait lorsqu’ils faisaient la course) mentionna également les Téfilines : « Mon grand-père a récemment déclaré qu’il ne s’émouvait pas d’être l’homme le plus âgé au monde, mais le porteur de Téfilines le plus âgé au monde. Lorsqu’on lui a dit qu’il allait entrer dans le livre du Guinness des records, sa réaction fut : « C’est une joie dans ma vieillesse ». Mais les Téfilines, c’est quelque chose d’important pour lui. »

« Bientôt, à l’âge de 113 ans, il aura porté les Téfilines pendant 100 années pleines. Même s’il se lève l’après-midi, qu’il est faible et ne se sent pas bien, il s’obstine à mettre ses Téfilines. »

La petite-fille Sigal Weill décrivit son programme fixe de la journée : « Il se lève à 8 heures, appelle sa fille, lui demande comment elle va, met ses Téfilines, prie, prend son petit-déjeuner, et il fait tout ceci en costume. En effet, il se lève le matin et met son costume, et bien sûr une Kippa et un chapeau. Parfois, les petits-enfants viennent lui rendre visite et lui demandent : « Papi, où vas-tu ? Il y a un mariage ? »

Mais il répond : « Lorsqu’un juif se lève le matin, il doit bien s’habiller ! » Il est toujours assis avec son aide originaire des Philippines, portant costume et cravate. Toujours. »

Ofer, le mari de Liat, ajouta encore deux qualités : « Tout d’abord, tout est toujours dans les proportions. Il n’est ni trop joyeux ni trop triste. Que ce soit dans les moments de joie ou de tristesse, il a toujours les pieds sur terre. Lorsque le mari de Choula, Ména’hem, décéda, on craignait quelque peu de lui annoncer la nouvelle. Finalement, lorsqu’il apprit que son gendre était mort, il déclara : « Il a eu le privilège de fonder une famille, et le mérite d’être enterré en Israël. »

Pour lui, chaque événement est lié à un autre, il a le regard d’un homme de plus de 100 ans. Autre point : dans aucune situation de l’existence, il ne s’est considéré comme victime, même pendant la Shoah où il marchait toujours la tête haute, n’avait pas honte, ne s’est pas excusé, et n’avait pas peur. Ce sens du maintien que vous observez chez lui le caractérise dans chacune des situations qu’il a vécues.

Il dit toujours que chacune de ses journées à Auschwitz remplirait un livre, mais on relèvera qu’il a toujours été un homme plein de confiance. »


Israel

Une fois les mots finis, on passa aux chants. Après tous les discours, les photographies et les cérémonies, toute la famille d’Israël Kristal, 112 ans, se rassembla autour de lui pour chanter et entonner des paroles plus fortes que tous les discours.

« Vézakéni Légadel Banim Ouvné Banim - donne-moi le privilège d’élever des enfants et petits-enfants », ou encore « Mi Haïch Hé’hafets ‘Haïm, Ohev Yamim Lirot Tov - Quel est l’homme qui veut la vie, et qui souhaite profiter de ses jours pour voir le bien ? »

« Notre grand-père est un symbole, me disent-ils. Vous pensez que c’est un hasard s’il se prénomme Israël ? »