Bilaam est considéré comme l’archétype de l’individu aux mauvaises midot (traits de caractère). La Michna dans Avot le décrit comme ayant un « ayin raa » (mauvais œil, regarder les autres de manière négative), un « roua’h guevoa » (arrogant) et « néfech ré’hava »[1] (avide, cupide).

Les commentateurs déduisent l’avidité de Bilaam de sa réponse à la requête des ministres de Balak : celle de maudire le peuple juif.

Ils dirent : « Ainsi parla Balak ben Tsipor : " Ne refuse pas, de grâce, de venir vers moi. Car je te comblerai d’honneurs, et tout ce que tu me diras, je le ferai ; va, je t’en prie, maudis-moi ce peuple." Bilaam répondit en ces termes aux serviteurs de Balak : "Si Balak me donnait de l’argent et de l’or plein son palais, je ne pourrais contrevenir à l’ordre d’Hachem mon D. en aucune façon." »[2]

Un regard superficiel nous laisse penser que la cupidité de Bilaam se reconnaît à la grande somme d’argent à laquelle il fait référence dans son refus d’aller à l’encontre des paroles d’Hachem.

Cependant, les commentateurs montrent que cela n’est pas forcément une preuve, car on trouve un autre exemple (rapporté par ‘Hazal) d’un tsadik qui utilisa une expression similaire à celle de Bilaam. La Michna dans Avot[3] raconte que l’illustre Tana, Rabbi Yossi ben Kisma fut abordé par un homme riche qui lui demanda de quitter sa « ville de Thora » pour s’installer dans un endroit où les talmidé ‘hakhamim étaient absents. L’homme offrit une énorme somme d’argent pour inciter Rabbi Yossi à le suivre. Mais celui-ci répliqua : « Même si tu m’offrais tout l’argent, l’or et les pierres précieuses du monde, je ne vivrais que dans un lieu de Thora. » Rabbi Yossi a alors mentionné une somme encore plus élevée que Bilaam et personne ne met en avant un signe d’avidité. Quelle différence y a-t-il entre la réaction de Bilaam et celle de Rabbi Yossi ben Kisma[4] ?

Une analyse plus approfondie souligne une différence significative entre les deux personnages. Quand l’homme tenta de convaincre Rabbi Yossi ben Kisma, il lui promit une grosse somme d’argent et, en réponse, Rabbi Yossi ben Kisma dit qu’aucun montant ne lui ferait accepter de quitter un lieu de Thora. Il était alors approprié d’évoquer un gain parce que cela avait été abordé par son interlocuteur.

En revanche, les ministres de Balak ne mentionnèrent aucune somme d’argent quand ils tentèrent de convaincre Bilaam de maudire le peuple juif. Ils lui dirent seulement que Balak lui promettait de « beaucoup l’honorer ». Bilaam rétorqua que même une grosse somme ne le persuaderait pas d’accomplir cette mission si Hachem ne le lui permettait pas. On peut apprendre deux choses de cette mention d’argent : tout d’abord, l’argent était si prévalent dans son esprit qu’il en parla alors que personne n’avait abordé ce sujet. En outre, il lia le concept d’« honneurs » à un « bénéfice financier » — à ses yeux, les honneurs et l’argent sont équivalents, preuve de son vif attrait pour l’argent.

Une difficulté reste à résoudre. Une personne avide d’argent ne considère pas nécessairement que son bénéfice premier sera l’honneur, mais plutôt l’enrichissement matériel, la possibilité de satisfaire des désirs physiques (comme l’achat d’une belle maison, d’une voiture performante, de bons mets ou de longues vacances). Pourquoi Bilaam compare-t-il alors les honneurs à la richesse ?

La recherche de l’argent peut provenir de deux éléments. Soit l’attachement à la matérialité ; l’individu désire alors s’enrichir pour savourer des plaisirs matériels, soit la possibilité de jouir de l’honneur et du respect d’autres personnes. Cette deuxième motivation émane d’un yétser hara spirituel.

Tout le monde souhaite donner un sens à sa vie – la poursuite des honneurs est une manière pour l’âme affamée de retirer une satisfaction quelconque. Dans la société occidentale moderne, le fait d’avoir de l’argent est probablement la meilleure façon de recevoir des honneurs.

Ce désir spirituel d’accumuler des biens est beaucoup plus dangereux qu’une avidité matérielle. Quand une personne veut de l’argent pour profiter de certains luxes, elle s’en satisfait une fois qu’elle les obtient, car le corps est limité et peut être comblé. Par contre, si la recherche de l’argent provient d’un désir spirituel, l’homme ne sera jamais satisfait, peu importe combien il reçoit – son âme aura toujours soif de plus d’honneurs (qui sont pour lui une source d’enrichissement). Par conséquent, il tentera d’exaucer son désir en accumulant plus d’argent, sans jamais être contenté.

La comparaison que fait Bilaam entre l’argent et les honneurs indique manifestement que sa « néfech ré’hava » l’entraîna à développer un amour plus pernicieux de l’argent, un attachement qui provient d’une soif d’honneurs.

Le Nétivot Chalom zatsal décrit combien cela peut être nuisible à la personne – dans la michna précitée (Pirké Avot), les disciples de Bilaam sont comparés à ceux d’Avraham Avinou. Vers la fin de la michna, on demande quelle est la différence entre les deux groupes. On explique que les « élèves d’Avraham Avinou profitent du Olam Hazé et héritent du Olam Haba…, mais ceux de Bilaam HaRacha vont au Guéhinom et sombrent dans "le puits de la destruction" »[5]. Comment comprendre la redondance concernant les élèves de Bilaam : pourquoi parler de Guéhinom et de « puits de la destruction » ?

Le Nétivot Chalom explique que le puits de la destruction se réfère au Olam Haba, tandis que le Guéhinom correspond au Olam Hazé – les talmidim de Bilaam ne souffriront pas seulement dans le monde futur, mais ils sont également éprouvés dans ce monde-ci. Ils se soucient tellement de leurs biens et de leurs honneurs qu’ils ne sont jamais satisfaits, au point qu’ils vivent l’enfer, même dans le Olam Hazé !

Cette explication nous apprend une leçon importante quant à la recherche incessante des richesses qui ne procure jamais de bonheur véritable. L’individu a besoin de biens matériels pour l’aider à atteindre certains objectifs, mais il faut garder à l’esprit que cet argent doit rester un « moyen », il ne doit en aucun cas devenir un but en soi. C’est en améliorant sa relation avec Hachem que l’on peut réellement se sentir épanoui et heureux.



[1] Avot, 5:22.

[2] Parachat Balak, Bamidbar, 22:16-18.

[3] Avot, 6:9.

[4] Plusieurs commentateurs (parmi eux, le Mizra’hi, Maskil LeDaviv, Na’halat Yaacov, Béer Bassadé, Émet LeYaacov et Rav Eliachiv dans Divré Agada) se demandent en quoi la réponse de Bilaam montre sa cupidité. Ils proposent diverses explications, mais une approche différente va être développée ici.

[5] Avot, 5:22.