La lecture des commentaires de Rachi sur la Paracha Noa’h permet de se faire une idée assez précise de la considération mutuelle et des égards que les hommes doivent avoir les uns pour les autres.

Nous pouvons commencer par l’un des premiers commentaires sur Noa’h lui-même, à l’occasion duquel il est qualifié de « Juste ». Voici ce qu’écrit Rachi (chap. 6, v. 9) :

Celles-ci sont les générations de Noa‘h. Noa‘h fut un homme Juste : Puisqu’on le nomme, on fait son éloge, [alors que l’emploi du mot « générations » aurait plutôt dû conduire à l’énoncé d’une généalogie], ainsi qu’il est écrit : « le souvenir du Juste est une bénédiction » (Michlé 10, 7). Autre explication : C’est pour t’apprendre que les véritables « générations » laissées par les Justes sont constituées par leurs bonnes œuvres (Beréchit Raba 30, 6).

Rachi vient ici nous rappeler deux éléments fondamentaux. Le premier est relatif à l’influence des Tsadikim dans le monde et leur rôle pour l’humanité. En effet, un Tsadik incarne un destin qui le dépasse et porte parfois sur ses épaules le devenir de l’humanité. Effectivement, son étude de la Torah, sa pratique des Mitsvot tout comme le raffinement de ses Midot rejaillissent sur ses contemporains et sur ses descendants. Son mérite permet ainsi au monde de tenir et de ne point chanceler, il assure une stabilité et la bénédiction à ses contemporains.

Ainsi dit-on dans la Guémara que « le monde ne tient que sur le mérite de Rabbi ‘Hanina ben Dossa » et, de même, nous pouvons nous souvenir de la démarche d’Avraham demandant à D.ieu de ne pas détruire Sodome s’il s’y trouve 10 Tsadikim, se faisant l’avocat de se génération.

La présence du Tsadik est donc une source de bénédiction, et bien sûr, comme le dit Rachi, son souvenir est également source de bénédiction. En effet, les mérites des pères sont un bien précieux pour leurs descendants dans la mesure où ils leur permettent de solliciter la Miséricorde divine par égard, si l’on peut dire, pour le souvenir de leurs ancêtres méritants. Ainsi, à Roch Hachana, nous évoquons le mérite des Patriarches, notamment Avraham et Its’hak lors de la Akéda (ligature), et nous souhaitons, à travers cette évocation, déclencher la Miséricorde divine.

Rachi nous enseigne également, dans ce même commentaire, que la véritable richesse que l’homme possède pour l’éternité et qui constitue la trace qu’il laisse pour les générations suivantes, ce sont ses bonnes actions. En effet, toute richesse matérielle finira par s’épuiser et sa véritable valeur ne réside que dans l’usage que l’on en fera. Toute descendance humaine poursuit certes l’œuvre des pères, mais elle a sa propre responsabilité et chacune est comptable de ses actions à sa propre hauteur. En revanche, les mérites et les bonnes actions accumulés par un homme au cours de sa vie lui assureront la félicité pour l’éternité. Chaque pièce mise dans la Tsédaka, tout comme chaque Mitsva faite par un homme, est un capital personnel et éternel dont l’homme peut jouir et que personne ne peut lui retirer.

Cette importance du Tsadik et des égards qui lui sont dus est rappelée à nouveau par deux commentaires de Rachi (chapitre 7) :

V 1. C’est toi que j’ai reconnu Juste : Il n’est pas dit : « Juste, intègre » [comme dans supra 6, 9]. Cela nous enseigne que l’on ne doit faire, en présence d’une personne que l’on veut complimenter, qu’une partie de son éloge. On ne fera son éloge tout entier qu’en son absence (Erouvin 18b, Beréchit Raba 32, 3).

V 4. Car, encore sept jours : Ce sont les sept jours de deuil de Métouchéla‘h, le Juste (Beréchit Raba 32, 7). Le Saint béni soit-Il a eu des égards pour lui et a retardé le châtiment [constitué par le déluge]. Si tu calcules les années de la vie de Métouchéla‘h, tu trouveras qu’elles se terminent dans la six centième année de Noa‘h.

Tout d’abord, Rachi souligne qu’il convient de ne pas faire « tout » l’éloge d’une personne, fut-elle Tsadik, en sa présence, on ne peut la faire qu’en partie. Deux remarques simples peuvent être faites à ce sujet. La première, de bon sens, est qu’un éloge trop prononcé met bien souvent dans l’embarras celui qui en est l’objet, et on souhaite épargner au Tsadik cette gêne. Et, d’autre part, l’humilité, la Anava, est une vertu cardinale pour l’homme et il convient de protéger les êtres humains contre tout sentiment d’orgueil, et même pour les Tsadikim qui sont parvenus à dominer les sentiments d’orgueil. Peut-être cherche-t-on à les préserver encore d’une forme de « Avak Gaava »(« poussière d’orgueil ») qu’il est difficile à tout homme de complètement chasser de son cœur.

Nos Sages insistent pour rappeler que la Anava est une Mida « Guédola Mikoulam » (la plus grande de toutes les vertus), à tel point que Rabbi Moché Cordovéro la désigne comme « Kéter Elyone » (« la couronne suprême »).

Dans le traité Nédarim (p. 32a), nos Sages nous enseignent un principe étonnant de prime abord, à savoir que « si tout le monde vient te dire que tu es Tsadik, alors considère-toi à tes yeux comme Racha (mécréant) ». Il y a différentes manières de comprendre ce verset, contradictoire à priori avec les Pirké Avot qui enseignent pour leur part que l’homme ne doit jamais se considérer comme Racha. En effet, cela pourrait non seulement le déprimer mais aussi le dévaloriser et l’amener à fauter.

Mais nos Sages redoutent probablement que si tout le monde vient faire des louanges à un homme, alors ce dernier pourrait les croire et il vaut mieux, pour se préserver de tout orgueil, fuir à l’extrême opposé cette mauvaise Mida et se considérer comme Racha ; d’autres commentaires proposent de comprendre cette assertion comme une invitation à l’indifférence et à l’équanimité d’âme, à développer en nous la Mida de « Hichtavout » comme le dit le ‘Hovot ‘Halévavot, c’est-à-dire de parvenir à être indifférent aux étiquettes dont on nous affuble, aussi bien positives que négatives, et poursuivre avec « Témimout » (innocence et candeur) notre Avodat Hachem (Rav Rozenberg).

Enfin, le ‘Hafets ‘Haïm rappelle qu’il faut être très vigilant lorsque l’on fait l’éloge de quelqu’un car cela pourrait éveiller une forme de jalousie de la part de ceux qui entendent cet éloge, et les entrainer à rechercher les défauts de la personne ainsi complimentée. Le Tsadik doit être préservé de ces écueils et demeurer une source d’admiration pour tous.

Puissions-nous avec l’aide d’Hachem avoir le mérite de nous rapprocher des Tsadikim, d’agir à leur image, et de les garder comme modèles dans nos cœurs et dans nos têtes.