Si l’on s’en tient au sens simple des versets, Noa’h était un homme d’une très grande droiture, au point que la Torah elle-même témoigne à son sujet qu’il fut « un homme juste et intègre ». Ceci étant, il convient de comprendre ce qui incita certains Sages du Talmud à dénigrer Noa’h et à diminuer sa valeur, comme nous le voyons dans ces lignes (Sanhédrin 108/a) :
« ‘Voici l’histoire de Noa’h : Noa’h était un homme juste, intègre parmi ses contemporains’ - Rabbi Yo’hanan dit : ‘Parmi ses contemporains’ précisément, mais il ne l’aurait pas été dans la génération d’un autre. Rech Lakich dit : ‘Parmi ses contemporains’ et à plus forte raison dans une autre génération. » Dans son commentaire sur ce texte, le Yad Rama explique le sens de cette discussion : « Selon Rabbi Yo’hanan, Noa’h était un juste par rapport à sa génération, qui était composée d’impies. Mais par rapport à une autre génération, il n’aurait pas été considéré comme un juste. Rech Lakich pense pour sa part qu’il était un juste même parmi sa génération, et il l’aurait été encore davantage s’il avait vécu dans une génération de justes, parce qu’il aurait pu faire preuve d’une plus grande fidélité à D.ieu. »

Avoir pitié de ses semblables

De toute évidence, le sens simple du verset fait l’éloge de Noa’h, et ne semble aucunement remettre en doute son intégrité. De plus, son mérite permit même de protéger ses proches de l’anéantissement, comme nous le voyons dans le commentaire du Ramban : « Dans la mesure où Noa’h était un homme juste et ne méritait pas d’être puni, sa femme et ses enfants furent aussi sauvés grâce à lui, car si sa descendance avait été tuée, cela aurait été une punition pour lui. En outre, il se pourrait également que ses enfants fussent eux aussi des justes intègres, car Noa’h les dirigea sur le droit chemin, de la même manière qu’il est dit au sujet d’Avraham : ‘C’est parce que Je sais qu’il prescrira à ses fils et à sa maison d’observer la voie de l’Éternel’ (Béréchit 18, 19). » Alors pourquoi ce blâme ?

L’une des réponses avancées à ce sujet apparaît dans le Zohar ‘Hadach, selon lequel le manquement de Noa’h tenait du fait qu’il fit preuve d’indolence et d’indifférence envers sa génération. Contrairement à Avraham, qui pria pour les gens de Sodome et Gomorrhe, ou Moché qui multiplia ses prières pour sauver les fauteurs du Veau d’Or, Noa’h ne manifesta pour sa part guère d’intérêt quant au sort des gens de sa génération. Et c’est en cela que réside le manquement de ce grand juste.

Ceci étant, nous comprenons pourquoi Noa’h, pour être sauvé des eaux du Déluge, dut se cloisonner dans une arche pendant plusieurs longs mois, sans voir la lumière du jour. Tout ceci était en fait une punition, survenant mesure pour mesure, pour l’attitude d’indifférence qu’il avait alors manifestée. Comme le souligne l’auteur du Isma’h Moché : « De la même manière que Rabbi Chimon bar Yo’haï fut contraint de rester 12 mois dans la grotte pour n’avoir pas pris ses semblables en pitié, ainsi Noa’h fut puni mesure pour mesure : pour ne pas avoir pris le monde en pitié, on l’empêcha de voir le monde. L’un fut enfermé dans une grotte, le second dans son arche. »

Cette réflexion s’adresse en vérité à tout dirigeant communautaire : nul ne peut se contenter d’influer sur les membres de sa famille et le cercle rapproché de ses fréquentations, en délaissant le restant du peuple. Il incombe au contraire à chacun de se soucier de l’ensemble de la nation juive, sans la moindre distinction.

Trop de modestie

Pour quelle raison Noa’h se montra-t-il si distant envers sa génération ? N’éprouvait-il pas de la pitié envers ses semblables ? La réponse se trouve à nouveau dans le Zohar ‘Hadach : « Rabbi Éliézer et Rabbi Yéhochoua étaient assis dans la ville de Tibériade. Rabbi Yéhochoua demanda : ‘Maître, pour quelle raison Noa’h n’implora-t-il pas la miséricorde pour sa génération ?’ Il lui répondit : ‘Parce qu’il ne pensait pas être lui-même épargné.’ » C’est donc par la faute de sa modestie excessive que Noa’h commit l’impair de ne pas prier pour ses semblables.

Rabbi Lévi Its’hak de Berditchev développe également cette idée dans son Kédouchat Lévi : « Noa’h, bien qu’il fût un homme juste et intègre, avait cependant très peu de considération pour lui-même. Il ne se voyait pas comme un juste sur lequel le monde repose, et capable d’annuler un décret divin. Au contraire, il se considérait l’égal des gens de sa génération et se disait : ‘Si je suis sauvé par l’arche, moi qui ne suis pas plus juste que les autres, alors tous seront aussi sauvés !’ C’est la raison pour laquelle il ne prit pas la peine de prier pour ses semblables. Ceci apparaît également dans le commentaire de Rachi : ‘Noa’h était un petit croyant’, c'est-à-dire qu’il ne croyait en lui-même que comme un homme ‘petit’. »

Un éloge à D.ieu

Concluons par une autre manière d’envisager ce thème, évoqué dans le Sidouro Chel Chabbat de Rabbi ‘Haïm de Tchernovitz. Il explique que ce « blâme » tacite fait à Noa’h est en vérité un éloge adressé au Saint béni soit-Il, parce qu’Il ne juge pas les hommes selon des critères absolus, mais seulement à l’aune de leur entourage : « Bien que Noa’h ne fut un juste que vis-à-vis des gens de sa génération - et non un juste authentique, puisqu’à l’époque d’Avraham il n’aurait été pas été considéré comme tel -, malgré cela le Saint béni soit-Il l’épargna en ne le jugeant qu’en comparaison de sa génération. Nos Sages évoquent une idée semblable concernant la femme de Tsarfat, qui déclara au prophète Éliyahou : ‘Qu’avons-nous à démêler ensemble, homme de D.ieu ? Tu es venu chez moi pour réveiller le souvenir de mes fautes ! - avant que tu ne viennes, le Saint béni soit-Il voyait mes bonnes actions et celles des habitants de ma ville, et parce que les miennes étaient meilleures, je méritai un miracle. Mais à présent que tu es venu ici, je ne suis plus considérée comme rien et mes mérites ne sont plus mentionnés…’ Nous voyons donc que D.ieu juge l’homme en fonction de son entourage (…) et c’est pourquoi Noa’h mérita d’être lui seul sauvé, parce qu’il fut comparé aux gens de sa génération ». Ce n’est donc pas tant pour blâmer Noa’h que ce Sage s’est exprimé, mais pour rendre grâce au Saint béni soit-Il de Sa clémence.