Le personnage de Essav constitue une grande énigme. Contrairement à Ichmaël, né d’Avraham à partir une union externe, Essav naquit du même sein que Yaacov, le père de la nation d’Israël. Ils étaient non seulement frères, mais également jumeaux, ce qui témoigne de l’étroite relation qui les unit. De plus, jamais son père n’a clairement écarté Essav de sa postérité. Au contraire, c’est lui qu’il aimait le plus et c’est à lui qu’il comptait offrir sa bénédiction. Enfin, Essav eut l’insigne mérite d’être enterré – tout au moins partiellement – dans la grotte de Makhpéla auprès des autres patriarches. Alors, en définitive, tout ceci n’est-il pas la preuve qu’Essav était bien davantage que son oncle Ichmaël ?

Le Chem Michmouel apporte quelques remarquables explications, permettant de mieux cerner ce personnage paradoxal. Il débute sa réflexion sur une précision de notre paracha : la Torah témoigne qu’Its’hak préférait Essav parce qu’il « mettait du gibier dans sa bouche ». Rachi rapporte au nom du Midrach une lecture originale de ces mots : « Il mettait du gibier – c'est-à-dire qu’il attrapait son père avec les paroles de sa propre bouche » ; « Il lui demandait : ‘Père, comment prélève-t-on la dîme sur le sel et la paille ?’, lui laissant croire qu’il était pointilleux dans le respect des mitsvot » (Rachi sur le verset précédant). Pour quelle raison Essav choisit-il précisément cette mitsva de dîme pour laisser transparaître sa soi-disant piété ? C’est qu’à travers ces mots, affirme le Chem Michmouel, on peut déceler le reflet de son entière personnalité.

L’essentiel et l’accessoire

L’existence toute entière, explique cet auteur en guise de préambule, repose sur une dualité fondamentale : chaque élément est composé d’une partie centrale, essentielle, et d’une ou plusieurs parties secondaires et accessoires. Un fruit, par exemple, possède une peau ou une écorce qui le protège des intempéries et lui permet de se développer. Sachant que le but essentiel d’un fruit est d’offrir sa pulpe et son jus, il en résulte que l’écorce est un « accessoire » destiné à servir l’essentiel. Il en va de même à tous les niveaux de la Création : D.ieu créa le monde en six jours, et Se reposa le septième. Ce « repos », nous le savons bien, constitue en vérité la finalité de cette Création : c’est pour atteindre le Chabbat que six jours profanes furent créés.

Là encore, le même modèle apparaît : six éléments secondaires sont créés comme des moyens d’atteindre l’ultime objectif, le septième jour. L’existence des deux mondes suit également cette formule : ce monde matériel et passager est désigné par nos Sages comme le « couloir » menant à la « salle principale » – le Monde futur.

Lorsque, au temps des patriarches, le peuple juif commença à prendre forme, il apparut rapidement que pour conduire cette nation vers son destin ici-bas – être un « peuple de prédilection », personnifiant la spiritualité dans un monde matériel –, la nécessité s’imposa de lui permettre de se confronter aux réalités de l’existence. Car en effet, vivre ici-bas en tant qu’homme de l’au-delà est un défi proche de l’utopie, peu compatible avec la réalité pragmatique des choses.

Il fallait donc que les tâches soient partagées, et qu’elles soient assumées par deux êtres nés d’un même sein : l’un destiné au but ultime de l’existence – une vie « pure, passée dans les tentes » et coupée du monde extérieur – et le second – au rôle secondaire – se chargeant d’épauler le premier, en faisant face aux réalités matérielles. Ce qui donna la naissance de deux jumeaux, dont les rapports devaient être ceux de deux associés œuvrant pour un même but. A ce stade, l’existence d’Essav n’était nullement une exception dans la postérité d’Avraham, mais au contraire, l’un des éléments clés de son épanouissement.

Malheureusement, Essav ne sut faire face aux dangers que son rôle comportait : sa vocation matérielle l’aveugla totalement et lui fit perdre de vue la véritable proportion des choses. Refusant d’être considéré comme un agent « secondaire », il permuta l’essentiel et le facultatif, vouant désormais sa vie à galvauder le spirituel au profit du matériel. S’il questionna son père sur le sel et la paille, c’était précisément pour formuler cette idée : le sel – condiment par excellence – et la paille – le support du blé – ne méritent-ils pas d’être consacrés, tout autant que les aliments qu’ils servent ?

La bénédiction d’Avraham

Ceci expliquera pourquoi Its’hak tenait à offrir sa bénédiction à Essav : loin d’être dupe sur sa nature, loin d’avoir écarté Yaacov, dont il connaissait la piété, de sa postérité, le patriarche savait que c’est par le biais d’Essav que la bénédiction atteindrait Yaacov, puisque c’était précisément là son but. Or, note le Chem Michmouel, on remarque bien que cette bénédiction ciblait précisément les valeurs de ce monde-ci et l’épanouissement matériel.

En revanche, à aucun moment il n’était question d’offrir la bénédiction d’Avraham – c'est-à-dire l’Héritage patriarcale – à Essav. Au contraire, à la fin de notre paracha, au moment où Its’hak bénit Yaacov avant son départ pour ‘Haran, il le désigne clairement au titre de successeur de cet héritage : « Le D.ieu Tout-Puissant te bénira (…) Il t’attribuera la bénédiction d’Avraham à toi et à ta postérité » (28, 3-4). Ici, Its’hak n’hésite aucunement à faire bénéficier son plus jeune fils de cette bénédiction, car il a toujours su que ce serait lui, Yaacov, qui reprendrait le flambeau de la « nation de prédilection ». D’ailleurs, aucune adversité n’empêche ici Yaacov de recevoir cette bénédiction, puisqu’Essav n’en était absolument pas intéressé.

Comme le déclare également Its’hak dans notre paracha, Essav était donc à Yaacov ce que les mains sont à la voix. Mais ce qu’il n’avait peut-être pas encore entrevu, c’est que ces mêmes mains avaient pris le parti d’étrangler la voix de son frère, pour donner libre cours à ses pulsions.