La recherche du bonheur est devenue dans la société moderne un « marronnier » qui assure aux éditeurs de beaux succès de librairies et de belles ventes de livres. En effet, l’évolution de nos sociétés a montré que la société de consommation et sa prétention à satisfaire rapidement les besoins des individus ne parvenait pas à répondre au besoin le plus élémentaire et fondamental des hommes : l’aspiration au bonheur.

En effet, ce dernier ne peut s’acquérir comme on achète un objet, car il relève d’un domaine radicalement différent. Comme nous l’avons vu les semaines précédentes, il existe deux types de bonheur. Le premier peut être défini comme un bonheur temporaire et externe lié à des évènements heureux que nous vivons et qui nous procurent de la joie. Ceux-ci peuvent être plus ou moins intenses selon la capacité de l’homme à les intégrer en lui et leur donner une logique intérieure profonde.

La seconde conception du bonheur consiste à développer une force intérieure personnelle qui permette à l’homme de porter un regard optimiste et confiant sur la vie en toutes circonstances. Cette approche ne dépend pas des évènements extérieurs mais est produite de l’intérieur, elle est rendue possible par la confiance que l’homme place en D.ieu.

La Paracha de cette semaine nous présente un évènement extraordinaire qui va bousculer la vie de la famille de Yaakov et avoir des répercussions spirituelles très importantes. En effet, nous assistons à la révélation de l’identité de Yossef à ses frères, après 22 années de disparition. Cette nouvelle va être transmise rapidement à Yaakov Avinou qui était profondément peiné depuis l’annonce de la disparition de son fils.

Le texte de la Paracha a une formule très évocatrice pour évoquer l’impact de cette annonce sur Yaakov Avinou : « Et l’esprit de Yaakov revint à la vie » (Béréchit 45, 27). Nous comprenons ainsi que, selon notre tradition, un esprit affligé, peiné, désespéré, D.ieu nous en préserve, n’est plus vivant. Rachi va encore plus loin et nous précise le sens de ce verset : « La Présence divine qui s’était retirée de lui vint à nouveau reposer sur lui ».

En effet, nos Sages nous enseignent que le Roua’h Hakodèch, l’inspiration divine, l’esprit prophétique, ne peut reposer que sur un homme heureux, sur un esprit apaisé et joyeux. La tristesse fait obstacle de manière définitive à la prophétie et à la spiritualité authentique telle qu’elle est souhaitée dans le judaïsme (traité Chabbath, 30b). C’est ce que l’on voit ici à propos de notre Patriarche, ou encore au sujet de Moché Rabbénou qui est longtemps resté abattu par la faute des explorateurs, ne pouvait plus prophétiser durant cette période (traité Taanit, 30b).

Pourtant, cela ne va pas toujours de soi dans la pensée occidentale. En effet, le philosophe n’est pas souvent dépeint comme un être gai et joyeux, mais bien souvent comme un penseur mélancolique percevant la complexité du monde, la finitude de la vie sur terre, et les limites de l’espérance humaine. Cette conception de la spiritualité prétendrait que pour véritablement méditer en profondeur sur la vie, il faut se « coltiner » ce que la vie a de plus sombre, de plus complexe, de tragique. Elle porte parfois même un regard condescendant sur ceux qui s’obstinent à rechercher un bonheur simple, une vie heureuse et joyeuse sans se laisser pénétrer par les difficultés de l’existence. La vie, veut-on nous faire croire, serait autrement plus sérieuse que cela !

Là n’est pas le message du judaïsme. Il s’agit d’une véritable révolution de la pensée dont il faut mesurer la portée. Elle fait de la joie non pas un expédient pour mieux supporter notre quotidien, une forme « d’opium du peuple », mais au contraire la condition d’accès sine qua non à toute compréhension profonde de la vie.

Le Rambam explique ainsi que la tristesse et l’abattement font obstacle à la faculté imaginative de l’homme qui rend possible l’esprit prophétique transmis par D.ieu aux hommes (R. Munk). En effet, la tristesse et le désespoir ont des effets ravageurs dans la « psyché » des individus, il s’agit de sentiments obsessionnels qui empêchent l’homme de se projeter sur l’avenir et immobilisent l’ensemble de ses facultés.

Or, précisément, la faculté imaginative, la capacité de l’homme à se projeter en avant, à imaginer un avenir meilleur est le principal moteur de l’ascension spirituelle telle qu’elle est souhaitée dans le judaïsme. Le Rav Sim’ha Zissel disait ainsi de manière très forte que « la différence entre le Tsadik et le Racha tient à l’imagination » (R. Sadin).  

Ce qui caractérise le Tsadik tient précisément à sa capacité permanente d’imaginer un avenir meilleur, plus proche de D.ieu. Il ne met pas de limites à ses progrès mais aborde la vie avec avidité, avec la volonté de progresser chaque jour davantage et de donner le meilleur de lui-même.

Cette force vitale est le corollaire du bonheur qui ouvre l’esprit de l’homme à l’ensemble des possibilités qu’offre la vie et lui permet d’être constamment en mouvement. C’est là également le sens de cette exhortation fameuse de la Torah : « Tu choisiras la vie ! »

L’homme est invité ainsi à s’efforcer de faire prévaloir au cours de son existence les choix porteurs d’avenir, d’espoir et de positivité. Or, cette dynamique n’est pas toujours naturelle, elle demande un réel effort. Le philosophe Alain disait ainsi : « Le pessimisme est de nature, l’optimisme de combat ».

Ce n’est pas toujours simple, et il ne s’agit pas de nier les difficultés de l’existence. Mais la Torah appelle l’homme probablement à ne pas se laisser emporter par les évènements de la vie qui suscitent en lui des émotions parfois très fortes. Elle l’invite à essayer de garder en tête que l’homme n’est jamais seul, qu’il est accompagné par le Créateur du monde, qui recherche le bien de chaque homme et aime chaque juif comme « son fils unique ». Cette pensée est de nature à donner à l’homme une confiance et une force suffisamment fortes pour regarder toujours vers l’avant et lui permettre de se rapprocher de l’Eternel en gardant un dialogue ininterrompu, chacun à son niveau.

Les Sages du Midrach rapportent cette exclamation de la Providence divine face à la tristesse de Yaakov : « Je suis en train d’organiser les évènements pour permettre à son fils de devenir vice-roi d’Egypte et de sauver toute la famille, et il s’afflige de la sorte… »

Aussi, le premier élan de Yaakov face au bonheur intense qu’il ressent lorsqu’il revoit Yossef sera de prononcer le Chéma Israël. Au moment culminant de sa joie, le Tsadik ne s’abandonne pas à celle-ci mais commence par louer le Créateur et profite de cet instant pour se rapprocher encore davantage de l’Eternel !

Puissions-nous également, avec l’aide d’Hachem, connaître une vie épargnée des épreuves, et faire de la joie et du bonheur une force vitale du quotidien !

Chabbath Chalom !