La Paracha de cette semaine, Pekoudé, est particulièrement solennelle dans la mesure où nous assistons à l’édification du Michkan et à son achèvement, conformément à la volonté de D.ieu. Les enfants d’Israël accèdent alors à la véritable délivrance et à une des finalités de la création du monde et de l’humanité : permettre à D.ieu de résider sur terre après son « retrait » partiel initial. Les nuées viennent alors planer au-dessus du sanctuaire, en signe d’approbation du travail effectué par le peuple.

La réalisation du Michkan a ceci de particulier qu’elle a vu émerger de nouvelles personnalités au sein du peuple juif, qui étaient douées d’une sagesse et de compétences particulières pour exécuter des ouvrages artistiques. Il s’agit notamment de Bétsalel, de Aholiav et de tous les « Sages de cœur » qui ont apporté leur concours à l’édification du sanctuaire. Outre leurs qualités artistiques, la sagesse de ces artisans se manifestait notamment par leur capacité à comprendre « intuitivement » la volonté de D.ieu, et l’incarner dans leurs travaux artistiques. Il en est ainsi notamment de Bétsalel, dont le texte nous dit qu’il fit « tout ce que l’Eternel avait ordonné », et Rachi de commenter ce verset de la manière suivante :

Et Bétsalel, fils d’Ouri […] fit tout ce que Hachem ordonna à Moché : Il n’est pas écrit ici (ch. 38, 22): « … ce que Moché lui ordonna », mais : « … tout ce que Hachem ordonna à Moché ». Cela veut dire que même pour ce que son maître ne lui a pas dit explicitement, il s’est trouvé d’accord avec ce qui avait été dit à Moché au Sinaï. Car Moché avait ordonné à Bétsalel de commencer par la fabrication des ustensiles de culte, et d’entreprendre ensuite celle du tabernacle. Ce à quoi Bétsalel avait objecté : « On commence d’habitude par construire la maison, et seulement ensuite, on y met les meubles ! », ajoutant : « Voilà ce que j’ai entendu de la bouche du Saint béni soit-Il ! » Moché lui a alors dit : « On dirait bien que tu t’es trouvé dans l’ombre de El (Bétsél El, dans l’ombre de D.ieu) (Brakhot 55a), car il est certain que c’est bien ce que m’a ordonné le Saint béni soit-Il ! » (…) .

Ce commentaire de Rachi est particulièrement précieux car il vient nous rappeler, à la fin du livre de Chémot, quelques vérités profondes sur les relations humaines que les hommes doivent entretenir entre eux.

Tout d’abord, il nous rappelle l’humilité de Moché Rabbénou. En effet, confronté à une différence d’interprétation de la volonté de D.ieu sur l’ordre à observer pour la construction du Michkan, il se range rapidement à l’avis de Bétsalel et revient facilement sur sa première décision. Mieux, la sagesse de son interlocuteur est pour lui une source de joie, et il le félicite en constatant qu’il porte bien son nom car, comme le remarque Moché Rabbénou, pour comprendre aussi bien la volonté de D.ieu, Bétsalel doit se trouver à « l’ombre de D.ieu », autrement dit à Ses côtés.

Evidemment, cette capacité à reconnaître son « erreur », à saluer la sagesse de son prochain et se ranger rapidement à son avis est particulièrement rare dans les relations humaines. Bien souvent, les hommes ont tendance à considérer que donner raison à autrui, ou bien reconnaître ses propres erreurs, est un signe de faiblesse et d’infériorité. L’homme se perçoit bien souvent en compétition avec son prochain et, dans ce contexte, donner raison à autrui revient à « se rabaisser ». Parfois, l’homme parvient à consentir qu’il s’est trompé, mais il le fait du bout des lèvres sans s’appesantir sur la sagesse de son prochain.

Pour Moché Rabbénou, la situation est tout autre. Les textes nous enseignent qu’il était le plus humble de tous les hommes. D’ailleurs, dans le livre de Chémot, il énoncera rapidement cette phrase restée célèbre, en parlant de lui et d’Aharon : « Et nous, que sommes-nous ? » Bien qu’il ait atteint le plus haut degré de prophétie accessible à un homme, il restait ouvert à la sagesse d’autrui et était capable de se déjuger pour donner raison à ses interlocuteurs.

Lors de la création du monde, la Torah énonce que D.ieu a dit : « Faisons l’homme à notre image », et Rachi commente précisément ce pluriel (faisons) en soulignant que D.ieu s’adressait ainsi aux anges pour les consulter avant de prendre sa décision. Hachem souhaitait ainsi enseigner aux hommes l’importance de la modestie en demandant conseil à ses proches, furent-ils des subordonnés. Moché Rabbénou avait ainsi parfaitement intégrer cette leçon. Sa motivation était entièrement tournée vers la recherche de la vérité authentique, du « Emet », et cette quête n’était pas altérée par des considérations d’orgueil personnel.

Cette grandeur de Moché est d’autant plus remarquable qu’il n’est pas évident qu’il se soit trompé. En effet, l’enjeu était de savoir s’il fallait créer d’abord l’arche sainte, puis les objets et enfin le sanctuaire selon l’opinion de Moché, ou bien d’abord le sanctuaire, puis l’arche sainte et enfin les ustensiles selon l’avis de Bétsalel. L’ordre prescrit par Moché était celui que D.ieu lui avait indiqué dans la Paracha Térouma, avant la faute du veau d’or. Cela correspondait à une élévation spirituelle très forte dans laquelle ce qui prime, c’est d’abord la Torah, la sainteté, et c’est elle qui justifie ensuite de créer un sanctuaire pour l’abriter.

Toutefois, la faute du veau d’or a rappelé les limites de l’humanité et ses difficultés à faire face immédiatement à une sainteté très élevée. L’homme a besoin ainsi d’intermédiaires pour accéder à la sainteté et pouvoir supporter son éclat. Il était nécessaire pour lui de créer d’abord une maison qui abritera et protégera l’arche Sainte contenant les tables de la loi.

C’est ainsi que Moché Rabbénou aurait pu être tenté de faire valoir le bien-fondé de sa position, voire sa supériorité, mais il n’en fut rien. Il reconnut rapidement la justesse de la position de Bétsalel, dans la mesure où elle était plus adaptée à la nature humaine. La grandeur de Moché se reconnaît notamment dans cette capacité à ne pas exiger du peuple davantage que ce qu’il est capable de supporter, à ne pas se placer dans une quête de pureté absolue mais en l’adaptant aux capacités de l’humanité. Moché accepte ainsi d’opérer une distinction entre son exigence personnelle de sainteté, et une exigence plus modérée vis-à-vis d’autrui, en l’occurrence du peuple.

Cette analyse donne peut-être un éclairage nouveau à la lumière dont le visage de Moché Rabbénou était porteur suite au don de la Torah, et dont le peuple ne pouvait supporter la vision. Cette lumière absolue était le reflet de l’élévation extraordinaire atteinte par Moché, mais elle lui était propre et elle restait inaccessible au peuple. Pour pouvoir s’adresser à eux, il fallait qu’il « redescende » d’un niveau et mette un voile sur cette lumière, à l’image du voile qu’il devait apposer sur son visage.

La qualité de Bétsalel, que lui reconnaît d’ailleurs Moché Rabénou, est précisément d’être à « l’ombre de D.ieu », c’est-à-dire qu’il ne reflète pas la lumière dans tout son éclat mais qu’il l’adapte et la module pour la rendre accessible à l’humanité, en tenant compte de ses limites.

Ce va-et-vient entre lumière et obscurité est probablement le lot de l’humanité qui doit accepter sa finitude, et reconnaître qu’elle ne peut supporter une exposition permanente à la sainteté. Puissions-nous avoir le mérite de nous rapprocher toujours davantage de la Présence divine afin de nous habituer à sa lumière et de pouvoir résider durablement à ses côtés, sans intermédiaire, lors de la venue du Machiah avec l’aide d’Hachem.

Nous pourrons alors connaître la félicité contenue dans cette prophétie d’Isaïe (60. 19), dépassant le jeu de l’ombre et de la lumière : « Ce ne sera plus le soleil qui t'éclairera le jour, ni la lune qui te prêtera le reflet de sa lumière : l'Eternel sera pour toi une lumière permanente, et ton D.ieu une splendeur glorieuse. »