Si vous avez un ami tunisien dont le fils arrive à sa majorité religieuse pendant ce mois de Chevat, il est fort probable qu’il fêtera sa Bar-Mitvsa ce jeudi soir, même si le jeune garçon n’atteindra sa majorité que dans quelques semaines. Et si vous habitez en France dans un quartier à forte concentration juive ou en Israël à Netanya, il vous sera difficile de ne pas apercevoir dans la rue les allées et venues de gens, les mains chargées d’une pièce montée. Eh oui ! La fameuse pièce montée de Sé’oudat Yitro, Ch’oudat Yitro à l’ancienne, ou plus communément, la fête des garçons.

Alors quelle en est donc l’origine et en quoi consiste cette commémoration si chère aux yeux de la communauté tunisienne ?

On peut entendre souvent que les Tunisiens sont de bons vivants et donc qu’ils trouvent toujours un moyen de faire la fête (la fête des garçons, la fête des filles, les grillades la veille de Pessa’h, la rentrée des Séfarim… et j’en passe !).

Si l’on ne peut nier que les “tunes” aiment profiter de la vie, il faut savoir que leurs coutumes puisent leurs sources à l’origine dans une dimension beaucoup plus profonde et plus spirituelle qu’il n’y paraît, qui d’ailleurs entraînent souvent des incidences Halakhiques importantes. Nous saluons au passage le travail colossal du Rav David Sitbon qui a pris le soin de répertorier et rechercher la source de la majorité des coutumes tunisiennes dans son magnifique ouvrage ’Alé Hadass.

Pour revenir au sujet, il existe à priori plusieurs raisons à cette commémoration et à mon humble avis, elles sont toutes complémentaires.

La fin d’une épidémie

La première est la plus connue. Il s’agirait en réalité d’une Sé’oudat Hodaya, c'est-à-dire un repas de remerciement et de reconnaissance envers Hakadoch Baroukh Hou pour un miracle qui s’est produit. Une Sé’oudat Hodaya est la meilleure manière pour notre corps matériel d’exprimer sa reconnaissance et sa joie, de par la bonne nourriture qui y est servie. C’est d’ailleurs pour cela que l’on a l’habitude d’y convier du monde, à l’instar du Korban Toda, le sacrifice qu’un Juif amenait au Temple pour remercier Hachem d’un quelconque bienfait.

Ce sacrifice devait être consommé rapidement : le jour même et la nuit qui suivait uniquement. Cette restriction suscite un certain étonnement vu son appartenance à la catégorie de sacrifices qui ont droit en général à un jour de consommation supplémentaire (les Chélamim).

En réalité, la raison est qu’il est impossible pour un homme seul de consommer une bête entière dans un laps de temps si court, ce qui l’oblige à inviter du monde et donc à propager sa reconnaissance envers Hachem.

(D’ailleurs on constate que les Marocains se rapprochent spécialement de leurs amis tunisiens quelques jours avant Yitro afin d’être conviés au repas ; à l’inverse, les Tunisiens se rapprochent des Marocains pendant Pessa’h pour la Mimouna :)

Ainsi, la première raison d’être de cette fête est qu’il s’agit d’une Sé’ouda en guise de remerciement à Hachem pour un miracle qui s’est produit.

En effet, on raconte qu’une épidémie terrible qui ravageait particulièrement les petits garçons prit fin la semaine de Parachat Yitro. En réalité, il n’est précisé nulle part quand exactement s’est abattue cette épidémie, mais certains s’accordent à dire qu’il s’agit d’une épidémie de diphtérie qui eut lieu en 5545, soit en 1785 de l’ère vulgaire.

Le livre de référence sur les Sages de Tunis énumère les différentes épidémies qui s’abattirent sur la contrée et raconte que celle de 1785 était terrible et touchait particulièrement les jeunes enfants. Cette date correspond également à l’épidémie mentionnée par le grand rabbin de Tunis de l’époque, Rabbi Its’hak Taïeb, dans l’introduction à son ouvrage ‘Erekh Hachoulhan sur Ora’h ‘Haïm.

Ce soir-là, les petits garçons sont donc mis à l’honneur et la table est mise avec de la vaisselle miniature, comme une dinette, et tous les mets qui y sont consommés sont préparés en miniature.

La coutume de consommer des pigeons

À l’origine, on y servait du pigeon, un pour chaque garçon. Pourquoi le pigeon ? Nous avons pu constater qu’il existe plusieurs réponses à cette question.

Certains racontent qu’un pigeon blanc était apparu sur le toit de la grande synagogue et que cet épisode avait marqué la fin de l’épidémie.

D’autres livres rapportent qu’après que la communauté a jeuné et imploré Hachem de les sauver, Eliyahou Hanavi était apparu en rêve à l’une des femmes pieuses de la ville et lui avait dévoilé que si chaque famille égorgeait un pigeon, l’épidémie prendrait fin. D’autres encore avancent que c’est en consommant du pigeon que les enfants guérirent.

Le Rav David Berdah, dans le 4ème volume de son responsa Revid Hazahav, se demande pourquoi le choix s’est porté sur le pigeon et non pas sur le poulet, volaille plus commune et surtout, celle qui est utilisée pour expier symboliquement nos péchés en procédant aux Kapparot la veille de Kippour.

Comme réponse, le Rav suggère que c’est à cause des mauvais traits de caractère propres au coq, qui est décrit dans le Talmud comme haineux (Pessa’him 113a) et comme la plus effrontée des volailles (Bétsa 25b), contrairement au pigeon qui est la seule volaille apte à être sacrifiée au Temple, et à laquelle le peuple d'Israël est comparé de nombreuses fois ; la colombe, version blanche du pigeon, excelle en effet dans la fidélité qu’elle témoigne à son mâle, à l’instar d'Israël qui reste fidèle à son Créateur (Brakhot 3a ; Zohar ‘Hadach Yitro).

Si l’on tente une réponse plus cartésienne, on peut tout simplement expliquer que c’est parce que le pigeon est le gibier le plus petit, à l’instar des autres aliments miniatures de cette Sé’ouda et surement aussi du fait qu’il s’agit d’une denrée rare et assez chère, qu’il a été choisi pour être servi lors de cette commémoration.
Aujourd’hui, bien évidemment, il est très difficile de s’en procurer et dans les dernières générations, il a été remplacé par un coquelet.

Cependant, il faut bien garder à l’esprit que ce met possède seulement une dimension symbolique, et qu’il n’y a pas lieu de retourner le monde pour dénicher un coquelet par tous les moyens. À l’époque déjà, les institutions rabbiniques de Tunisie avaient cherché à annuler cette coutume parce que les commerçants arabes en profitaient pour en tirer des prix exorbitants.

Mais il y a lieu de se demander pourquoi avoir fixé cette commémoration au jeudi. Certains prétendent que l’épidémie aurait pris fin ce jour-là. Pour notre part, nous pensons qu’il n’y a pas lieu de chercher midi à quatorze heures, le jeudi étant le cinquième jour de la semaine et le jour où les poissons ont été créés… à bon entendeur.

Une Sé'ouda en souvenir... d'une autre Sé'ouda

La deuxième raison est plus pragmatique. Cette fête commémorerait tout simplement le repas que Yitro avait organisé en l’honneur d’Hachem après avoir pris connaissance de tous les miracles qui s’étaient déroulés en Égypte et lors de la traversée de la mer, et avoir rejoint le peuple d'Israël dans le désert. Les plus grandes sommités du peuple y avaient été conviées, comme le précise le verset “ויקח יתרו חתן משה עלה וזבחים לאלהים ויבא אהרן וכל׀ זקני ישראל לאכל־לחם עם־חתן משה לפני האלהים” (Chémot 18, 12).

Certains prétendent même qu’il s’agissait en réalité d’une Sé’ouda donnée en l’honneur de sa Brit-Mila au moment de sa conversion.

Mais bien entendu, il est assez surprenant que l’on ait fixé une commémoration en l’honneur de cette Sé’ouda particulièrement. C’est pourquoi nous soutenons l’idée que les différentes raisons énumérées seraient plutôt complémentaires.
Pour le ’Alé Hadass d’ailleurs, cette dernière raison n’en est pas réellement une à proprement parler, mais ce repas cité dans la Torah a surtout comme vocation d'avoir été la source de l’appellation « Sé’oudat Yitro », « la Sé’ouda de Yitro ».

Un repas en l’honneur de la Torah

La dernière raison est sans conteste la plus essentielle et la plus forte symboliquement. La Paracha de Yitro est celle où est relaté l’épisode du don de la Torah sur le mont Sinaï, raison existentielle du peuple juif et point culminant de son histoire. C’est dans cette Paracha que sont lus les Dix commandements, qui incluent intrinsèquement les 613 commandements de notre sainte Torah.

Cette fête serait en réalité l’expression de notre joie et de notre respect, afin d’inculquer aux jeunes enfants l’amour, l’importance et la douceur de la Torah.
Ce jour-là, c’était la première fois que les jeunes enfants du Kateb (Talmud Torah dans la majorité des pays arabes, équivalent au ‘Héder en Europe) apprenaient le récit du don de la Torah et à lire les Dix commandements avec les signes de cantillation. C’était en quelque sorte une intronisation pour ces jeunes garçons qui allaient entendre pour la première fois les Dix commandements à la synagogue le Chabbath.

La lecture des Dix commandements, comme tout le monde le sait, est un moment particulier dans l’année. On peut constater que même les femmes lui accordent de l’importance en se déplaçant ce Chabbath à la synagogue malgré le fait qu’elles soient dispensées d’écouter la lecture de la Torah. Les Dix commandements sont chantés justement avec le Ta’am ‘Elyon, des signes de cantillation particuliers, allongés et embellis, utilisés spécialement pour l’occasion.

La coutume tunisienne veut d’ailleurs que tous les fidèles se lèvent au moment de cette lecture afin de ressentir et de s’immerger en quelque sorte dans l’atmosphère majestueuse de la Révélation au mont Sinaï et imposer dans les cœurs des fidèles de la crainte et du respect pour la Torah.

Il y a cependant lieu d’émettre une certaine réserve. En effet, bien que cette coutume se soit répandue dans de nombreuses communautés séfarades, l’avis de Maïmonide et du Choul’han ‘Aroukh (Ora’h ‘Haïm 146, 4) est qu’il faut rester assis à ce moment pour ne pas laisser croire que ces Dix commandements seraient plus importants que le reste des commandements de la Torah ; notre maître Rabbénou ‘Ovadia Yossef de mémoire bénie insistait sur le sujet.

De ce fait, les communautés de diaspora pourront a priori perpétuer cette coutume, alors qu’en Israël, terre qui se trouve sous l’autorité du Choul’han ‘Aroukh, il sera préférable de l’éviter.

Quoiqu’il en soit, on devra se plier à la coutume de la synagogue dans laquelle on prie, afin de ne pas laisser paraître qu’il puisse exister deux Torah distinctes, D.ieu préserve. On conseille dans ce cas de se lever depuis le début de la montée et de ne pas attendre le moment exact où l’officiant entame la lecture des Dix commandements.

Nous comprenons ainsi en quoi la lecture des Dix commandements était un moment si particulier.

On a d’ailleurs l’habitude de dire que la pièce montée qui décore les tables ce soir-là représenterait le mont Sinaï, et les dragées, les petites meringues ou les fleurs comestibles qui ornent ce dessert rappelleraient les fleurs qui recouvraient la montagne à ce moment-là.

Bien évidemment, la coutume d’acheter une pièce montée pour ce soir-là remonte à bien plus tard avec la venue des Français à Tunis… Mais qui sait, il est possible qu’auparavant, les Tunisiens représentaient le mont Sinaï en réalisant une montagne de boules au miel au lieu de choux à la crème…

Cette explication nous permet aussi de répondre à la question précédente, à savoir pourquoi cette Sé’ouda se tient le jeudi soir. Tout simplement parce que c’est la soirée la plus proche du Chabbath où seront lus les Dix commandements.

Une dimension spirituelle forte

Au vu de ces explications, force est de constater que la dimension spirituelle de cette fête est forte et cela, bien au-delà des traditions culinaires qui ne sont en réalité qu’un moyen matériel d’exprimer la joie spirituelle.

C’est d’ailleurs parce que les Tunisiens sont à cheval sur ces traditions culinaires qu’ils ont pu préserver cette magnifique commémoration.

Par ailleurs, il faut savoir qu’à l’origine, certains Juifs d’Algérie avaient aussi une Sé’oudat Yitro à eux, comme en témoigne le Rav Yossef Messas dans son œuvre Min’hat Yossef, lorsqu’il était à Tlemcen.

Il est donc important de raviver cette atmosphère de sainteté qui était celle de l’époque, en prononçant de paroles de Torah à table et en entamant des chants de joie (pas uniquement des Taalil et des ‘Hafla, mais bien des chants en l’honneur d’Hachem et de la Torah).

Bien sûr, n’oublions pas l’essentiel et faisons participer au maximum les enfants ; ils sont au centre de cette fête et l’on se doit de leur faire ressentir la douceur et l’amour de notre Torah (c’est d’ailleurs la vocation des makhrouds, des yoyos et de toutes les autres pâtisseries au miel servies ce soir-là).

Et l’on demandera aux papas de faire preuve de vigilance et ne pas trop forcer sur la Boukha, présentée ce soir-là dans des bouteilles de quart de litre, à l’image des autres mets miniatures. Soyons joyeux mais restons sobres.

À l’époque, on imprimait un feuillet spécialement pour la Sé’oudat Yitro (à l’instar de la “Feuille de miel” de Roch Hachana bien connue de tous les Tunisiens).
On consignait à l’intérieur les bénédictions sur les aliments, les bénédictions sur l’étude de la Torah, les Dix commandements, le Birkat Hamazone abrégé pour les enfants, ainsi que la lecture du Chéma’ Israël des enfants avant de dormir. Il incombait aux jeunes garçons de réviser ce feuillet avant le repas. Ces derniers recevaient même un mini-diplôme confirmant qu’ils étaient prêts pour cette grande soirée.

À ce propos, on veillera à bien réciter toutes les bénédictions appropriées sur les différents aliments servis ce soir-là.

Le conseil le plus avisé étant de réciter Hamotsi sur du pain ou des ‘Hallot, et cela, pour deux raisons. Tout d’abord parce qu’une vraie Sé’ouda est composée de pain. Ensuite, il est fort probable que ce que vous pensez être Mézonot s’avère être en réalité Hamotsi.

Effectivement, si la pâte de vos navettes ou de vos mini-pizzas ne possède pas de goût sucré, huilé ou de jus de fruits bien perceptible au palais, leur bénédiction reste Hamotsi. Nous précisons “goût perceptible”, parce qu’il faut absolument le ressentir en bouche. En effet, à l’inverse de l’idée reçue, la quantité des ces ingrédients dans la recette de la pâte ne définit en rien le statut de l’aliment. Seul un goût différent du pain normal et perceptible conférera à la pâte le statut de Mézonot (Beth Yossef sur Ora’h ‘Haïm 168). (En revanche, sur les pâtes frites, comme les fricassés ou les briques, on récitera toujours la bénédiction de Mézonot.)

De plus, même si ces navettes et ces pizzas possèdent un goût sucré et sont a priori Mézonot, on en vient aisément à consommer une quantité de 216 grammes (avec 7-8 pièces, on atteint déjà cette quantité), ce qui nous oblige de toutes les manières à réciter Hamotsi au début et le Birkat Hamazon à la fin. D’où notre conseil de se laver les mains, réciter Nétilat Yadaïm et Hamotsi.

Dernier point important, les Sages de l’époque avaient instauré ce jour-là de ne pas réciter les Ta’hanounim, les supplications quotidiennes des prières du matin et de l’après-midi à la synagogue.

Mais la coutume différait selon les villes : à Tunis, c’était le jeudi qu’on omettait ce passage à Cha’harit et à Min’ha, ainsi qu’a Min’ha du mercredi (comme une veille de fête) ; en revanche, dans les villes du Sud, comme Gabès, Zarzis ou Djerba, c’était le vendredi qu’on ne les récitait pas, ce qui présente d’ailleurs une certaine logique, la fête étant célébrée le jeudi soir.

Aujourd’hui encore dans les synagogues tunisiennes, on perpétue cette coutume.
Cette mesure nous permet une fois de plus de mesurer l’ampleur de cette fête. En effet, Il faut savoir que du point de vue de la Halakha, il est très difficile d’annuler ce passage des supplications quotidiennes, déjà instauré et mentionné il y a plus de 1500 ans dans le Talmud. Malgré cela, les Sages ont jugé que cette commémoration était assez importante pour les omettre ce jour-là.

Très bonne fêtes des garçons à tous et Chabbath Chalom !

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