Cela aurait été un voyage mémorable, dans d’autres circonstances.

San Francisco est une ville charmante, une péninsule entourée de trois côtés par les eaux brillantes du Pacifique. Connue pour sa brume quasi-permanente, le célèbre pont Golden Gate, ses remontées mécaniques qui traversent ses rues colorées, et l’illustre île d’Alcatraz, c’est un lieu rêvé pour passer des vacances.

Mais les vacances étaient la dernière chose que j’avais à l’esprit ce matin frais de 1989, lorsque je réservai deux billets de première classe depuis l’aéroport JFK jusqu’à San Francisco, pour mon ami et moi-même. Ce n’était pas un voyage de luxe, ni même une courte escapade. C’était un dernier effort pour aider mon cher ami Rav Réouven, qui était au stade final de défaillance rénale. Il avait besoin d’une transplantation dans les mois à venir s’il voulait avoir une chance de survie.

Rav Réouven Karlenstein, un célèbre Yérouchalmi, était depuis plusieurs années en dialyse à Jérusalem, où il vivait avec sa famille nombreuse. Mais le traitement éprouvant avait réduit ses forces. Après dix ans de dialyse, les médecins locaux avaient baissé les bras. Le traitement ne purifiait qu’une petite partie de son sang, et son corps se remplissait de toxines. « Allez à New York », dirent-ils à leur patient, « c’est votre seul espoir. »

Rav Réouven quitta sa famille, sa communauté bien-aimée et sa source de revenus pour se rendre à New York, sans savoir s’il pourrait un jour retourner chez lui. Il contacta des conseillers médicaux locaux et trouva un appartement en sous-sol pour la durée de son séjour.

Je le rencontrai à la synagogue Shomer Shabbos de Boro Park, environ une semaine après son arrivée. Il était frêle et maigre, marchait avec beaucoup de difficulté, mais il était impossible de manquer la joie de vivre et la sérénité qui émanait de son être. Il parlait le Yiddish Yérouchalmi et avait un sourire radieux lorsqu’il se présenta.

Nous discutâmes pendant quelques minutes, mais j’avais le sentiment de l’avoir connu depuis toujours. Sur un coup de tête, je l’invitai pour Chabbath, et cette invitation s’étendit rapidement aux dîners de la semaine. Rav Réouven avait peu de famille et passait la majeure partie de son temps à la dialyse. Il était désespéré de trouver un ami qui lui offrirait son amitié et son soutien, et lui tiendrait la main pendant cette épreuve.

J’ai eu l’immense privilège d’être cet ami, d’avoir aidé Rav Réouven pendant ces années éprouvantes, lorsqu’il était un invité d’honneur chez nous. Nos enfants cherchaient des occasions de le servir et de réviser avec lui ce qu’ils avaient appris cette semaine-là.

Au fil des semaines, ses traitements de dialyse augmentèrent, les médecins avertirent le patient qu’il vivait en sursis. Ils placèrent Rav Réouven, faible et boursouflé, en haut de la liste des transplantations. En raison de son groupe sanguin rare, ils l’avertirent qu’il faudrait du temps pour trouver un donneur. « Il n’y a aucune garantie que vous survivrez pendant ce laps de temps », lui répétaient-ils. Or, les mois passaient et aucun rein convenable n’était disponible, ses chances de survie diminuaient.

Ce Juif bien-aimé, qui avait toujours une blague ou une réflexion intéressante à partager, était serein. On n’aurait pas dit que sa vie était en jeu, comme si on ne lui avait pas annoncé une quasi-condamnation à mort.

Il n’avait pas vu ses enfants pendant plus de deux longues années, mais son épouse était venue lui rendre visite. Au cours de ces années-là, il manqua plusieurs fêtes de famille, y compris le mariage de sa fille aînée et la coupe de cheveux de son plus jeune fils. Skype n’existait pas encore, et Rav Réouven dut se contenter de conversations en larmes et de photographies envoyées par la poste.

Je m’émerveillais souvent de son cran, de sa détermination à continuer, jour après jour, à tenir bon, tout en recevant des nouvelles stressantes. Rien n’entamait son moral, ni les factures médicales croissantes, ni les appels téléphoniques qui lui donnaient envie de voir ses enfants, ni même les pronostics sombres des médecins.

« Si D.ieu veut, j’aurais un rein livré à domicile ! » répétait-il souvent, comme si c’était évident. « Peu importe pour Lui combien de temps j’attends, ou si mon groupe sanguin est rare. Les médecins ne savent rien, zéro ! Vous m’entendez ? »

Rav Réouven se trouvait sur la liste des greffes de reins : il portait un beeper afin de pouvoir être contacté à tout moment, nuit et jour. Si un rein devenait subitement disponible, il n’y avait que quelques heures précieuses pour organiser l’intervention chirurgicale afin que l’organe reste en bon état. Il devait être constamment sur ses gardes, et ne jamais retirer son beeper, même à Yom Kippour à la synagogue. Selon le protocole, les médecins tentaient de joindre le patient pendant trois heures, au terme desquelles ils passaient au nom suivant sur la liste.

Un jour, je remarquai que mon ami avait une mine plus sombre que d’habitude, sa joie de vivre s’était quelque peu estompée. « Que se passe-t-il ? » demandai-je, alors qu’il goûtait à peine sa nourriture.

« Les médecins m’ont annoncé qu’ils ne peuvent plus m’aider, ils m’ont recommandé d’aller en Californie », m’annonça-t-il. « Ils pensent que là-bas, je peux obtenir un rein plus vite, sachant qu’il y a beaucoup de conducteurs de moto qui conduisent de façon dangereuse. » Il soupira : « Il est triste de penser que quelqu’un doit mourir pour que je puisse vivre. »

« Pas nécessairement. On peut parfois trouver un donneur vivant », avançai-je.

« Parfois, mais pas dans mon cas. Toute personne à qui j’ai pensé a déjà été testée. Mais si ça doit arriver, ça arrivera même ici à New York. »

Après avoir assuré Réouven que je ferais des recherches, je pris mon téléphone et organisai une vidéoconférence avec son équipe médicale. Ils répétèrent leurs recommandations, nous enjoignant de partir à San Francisco, à Kaiser Permanente, où ils prendraient les dispositions nécessaires pour qu’il soit traité.

Je ne savais pas si je devais rire ou pleurer. Comment pouvais-je envoyer un homme frêle tout seul à l’autre bout du pays ? Rav Réouven pouvait à peine communiquer avec les médecins, avait besoin de soins continus, et n’avait ni contact, ni amis dans cet État. Il n’y avait qu’une seule solution : je devais l’accompagner.

Bien entendu, mon épouse Kayla ne fut pas enchantée à l’idée de mon départ, pour une durée indéterminée, tandis qu’elle devait rester à la maison avec les enfants. Mais elle comprit que c’était crucial pour notre cher hôte et finit par consentir. Nous réservâmes des billets d’avion, trouvâmes un logement et de la nourriture Cachère, et contactâmes les médecins sur place.

« Appelle-moi dès que tu atterris », m’avertit mon épouse. « J’ai besoin de savoir que je peux te joindre en cas d’urgence. »

« Je vais essayer », répondis-je. « Si je trouve une cabine téléphonique. »

Rav Réouven et moi-même prîmes un vol de nuit qui arrivait à 3h15 - alors qu’il était minuit en Californie (trois heures plus tôt). Le vol fut difficile avec beaucoup de turbulences, nous laissant les nerfs à vif et épuisés lorsqu’il atterrit six heures plus tard. Nous ne trouvâmes malheureusement pas de cabine téléphonique dans le terminal. Kayla m’avait certes enjoint de l’appeler directement, mais j’étais occupé à louer une voiture et à trouver le chemin pour notre appartement. Lorsque nous arrivâmes enfin, c’était presque l’aube à New York. Je savais que ma femme avait un sommeil léger et devait se réveiller quelques heures plus tard. Pourquoi lui dérober du sommeil ? De plus, nous étions tous deux épuisés, et n’avions pas toute notre lucidité.

Je me réveillai soudain au bruit sourd de coups frappés à la porte. J’ouvris un œil et le refermai rapidement.

Les coups continuaient. J’avais l’impression que la maison était en feu. Je me levai péniblement et me dirigeai vers la porte, où j’aperçus deux officiers de police.

« M. Léopolold Stern ? » demanda l’un d’eux.

« Oui, oui », répondis-je en bégayant. « Qu’y a-t-il ? »

« Votre épouse tente désespérément de vous joindre depuis plusieurs heures », répondirent-ils. « Elle a enfin trouvé votre adresse et nous a demandé de vous notifier de l’appeler à la maison. »

Mon sang ne fit qu’un tour. J’envisageai un cauchemar. Les mains tremblantes, je pris le téléphone de l’appartement et appelai à la maison.

Kayla était hystérique. « J’ai du mal à croire que tu n’ais pas appelé ! » me lança-t-elle. « Tu m’avais promis d’essayer de téléphoner depuis l’aéroport. »

« Je suis vraiment désolé… il n’y avait pas de téléphone qui marchait. Une fois arrivé à l’appartement, j’étais vraiment épuisé. Qu’y a-t-il ? »

« C’est trop tard maintenant, dit-elle. Il y avait un rein de disponible, mais ils l’ont gardé pour trois heures - je suis devenue folle à essayer de te contacter.  J’ai téléphoné à toute personne qui pouvait m’aider. »

« Où est le rein ? » demandai-je, tout en connaissant la réponse.

« Plus dispo. Ils l’ont donné au patient suivant sur la liste. » Elle étouffa un sanglot. « On était si proches, Leibel, si proches du but. »

J’eus le sentiment que quelqu’un me plantait un couteau dans le ventre.

Cette attente avait duré près de trois ans. Pendant ces mois interminables, Rav Réouven avait été contraint de faire une dialyse, alors que ses forces diminuaient dans l’attente d’une greffe de rein.

C’était ironique. Alors que nous avions pris la décision de partir pour San Francisco, maintenant que j’avais quitté ma famille, un rein était devenu disponible à New York. Ils avaient tenté de joindre le patient par le beeper, mais il avait été éteint pendant la durée du vol et il avait oublié de le rebrancher à l'arrivée.

Il était difficile de ne pas se torturer avec le terme « si. » Un seul petit mot avec d’infinies ramifications.

Si j’avais téléphoné à mon épouse depuis l’aéroport il y a juste quelques heures… si nous avions contacté les médecins et repris un vol pour New York, pour nous diriger directement vers l’hôpital, le rein aurait pu être le nôtre.

Cela aurait été juste, mais pas impossible.

Rav Réouven, pensai-je, réalisant qu’il se tenait juste derrière moi, écoutant attentivement tout l’échange. Les policiers étaient partis, après que je les avais remerciés pour leurs efforts. Nous étions juste moi-même et mon cher ami que j’avais abandonné en raison de mon manque de vigilance.

Je raccrochai, marmonnai des platitudes et me tournai pour faire face à Rav Réouven, que j’avais douloureusement trahi. Je tentai de lui expliquer ce qui s’était passé, de m’excuser, mais je n’arrivais pas à parler.

À ma grande stupéfaction, Rav Réouven, en pyjama, se mit à chanter.

Ce Juif frêle et émacié qui avait attendu cet appel téléphonique pendant des années, leva les bras au ciel et se mit à danser. Il me fit un geste pour que je me joigne à lui, mais j’étais pétrifié de regrets. Il se mit alors à danser et à chanter, un Juif solitaire servant son Créateur dansant dans la joie, même dans les moments les plus décevants de la vie.

Pauvre homme, il avait probablement perdu l’esprit. Il venait peut-être de perdre sa dernière chance d’obtenir un rein pour vivre une vie normale.

Occasion manquée, en raison de notre négligence.

Au terme de la chanson et de la danse, je lui demandai une explication.

« Rav Réouven, pourquoi cette danse ? Vous devriez pleurer, implorer, mais pas danser. »

« Mais tu ne comprends pas Leibel ? Tu ne vois pas ? »

« Je vois quoi ? Je vois uniquement une occasion manquée. »

« C’est parce que tu n’as pas adopté une perspective juste des choses. Assieds-toi et écoute, pas seulement avec les oreilles. Écoute avec ton cœur. »

Ce Juif admirable, imprégné d’une Émouna pure, s’expliqua.

« Il doit y avoir une raison pour laquelle après avoir attendu deux ans et neuf mois, chaque jour étant un enfer, et avoir pris la décision de voyager à l’autre bout du pays, un rein devient disponible exactement au moment où je suis injoignable, non ? »

« Ça s’appelle la loi de Murphy », murmurai-je.

« On appelle ça la Hachga’ha, la Providence divine ! Il est évident que ce rein ne m’était pas destiné. Car s’il m’avait été destiné, je l’aurais reçu. Soit mon vol aurait pris du retard, soit nous aurions manqué l’avion, ou tu te serais rappelé de téléphoner. »

« Hum… » dis-je, ne voulant pas admettre qu’il avait raison.

« Harbé Chlou’him Lamakom , D.ieu a de nombreux envoyés pour réaliser Ses missions », poursuit-il. « Il faut ressentir et intérioriser cette idée. Le Maître du monde a beaucoup de moyens de me faire parvenir un rein qui me sera destiné, pour me donner la vie. Retiens bien ça. »

Ce fut la dernière fois que nous évoquâmes le sujet de ce rein. Rav Réouven refusait de prolonger cette discussion, comme si toute cette saga n’avait pas eu lieu.

Il resta à San Francisco pour trois mois interminables, alors que je faisais des allers-retours pour le voir. Il y eut de nombreux hauts et bas, mais il ne baissa jamais les bras.

Trois mois plus tard, tôt le matin, le beeper de Rav Réouven sonna. Il se trouve que j’étais de retour à New York, mais un autre ami était avec lui.

« Nous avons un rein pour vous », lui annonça le médecin du Kaiser Permanente. « Dépêchez-vous de venir à l’hôpital pour que nous puissions vous faire entrer rapidement en salle d’opération. »

Sept heures plus tard, Rav Réouven se leva et aperçut avec joie un sac d’urine accroché au cathéter, sans dialyse.

Deux semaines plus tard, il était de retour en Israël où il récupéra lentement. Pendant de longues années, il organisa un repas de remerciement, non pas le jour de l’opération, mais le jour où le rein de New York avait été donné au patient suivant sur la liste.

Qu’advint-il du patient récipiendaire de l’autre rein ?

Le pauvre homme mourut subitement, quelques jours à peine après l’opération, atteint d’une infection rénale massive due au rein malade qui lui avait été greffé.

Je l’appris par erreur quelques mois plus tard en entendant une conversation qui ne m’était pas destinée.

Alors, mes amis, Réouven avait raison au final. Il a ainsi continué à mener une vie vibrante et saine pour trois décennies de plus. Ce qui vous est destiné vous est destiné, et personne d’autre ne peut y toucher. Retenez bien ce principe.