Charles Dickens fut l’écrivain majeur de l’ère victorienne en Angleterre. Né à Portsmouth en 1812 dans une famille de la petite bourgeoisie anglaise, les déboires pécuniaires de son père vont précipiter la maisonnée vers un gouffre financier, et enfant, il assistera à son incarcération dans la prison de Marshalsea pour non-paiement de dettes accumulées.

Le petit Charles sera obligé de travailler dans un atelier infesté de rats, où pendant 10 heures d’affilée, il devra coller des étiquettes sur des boîtes de cirage pour un salaire dérisoire. Nous sommes au début du 19e siècle, dans la Londres de la révolution industrielle, et Dickens devenu écrivain en fera la toile de fond de tous ses romans, trouvant son inspiration dans son propre vécu de misère et de décadence humaine.

Dickens dénonce les stéréotypes, les maltraitances, les abus sur les faibles, principalement femmes et enfants, et comme son contemporain français Victor Hugo (âgé de 10 de plus que lui), il ose poser un regard différent sur ce qu’on appelait alors les « rebuts » de la société, ou tout simplement les «misérables». 

Le Papa de Charlot et Pinocchio

Dickens a connu le succès de son vivant et a continué à influencer la société et la littérature bien après sa mort. Il est évident qu’un artiste comme Charlie Chaplin, né également dans la pauvreté de Londres, s’est inspiré de Dickens lorsqu’il crée le personnage de Charlot. Vagabond au grand cœur qui erre dans les quartiers sordides de la capitale anglaise, il y rencontre le meilleur et le pire de l’humanité.  Quant aux malfrats qui entraînent le petit Pinocchio (écrit par Collodi en 1881, 10 ans après la mort de Dickens) dans le cercle infernal de la délinquance, ils ressemblent comme deux gouttes d’eau à ceux qui vont initier Oliver Twist (héros de Dickens) à l’art du vol à la tire. 

Un humaniste antisémite ? 

Si Charles Dickens est un très grand écrivain interpellé par la condition humaine, il reste une ombre étonnante à son portrait.

Dans son livre le plus célèbre, Oliver Twist, il va donner au personnage du kidnappeur d’enfants pauvres -utilisés pour devenir des petits truands- les traits d’un… juif. Son nom ? Fagin. 

Rouquin, hirsute, barbu, fourbe, sans scrupules, nez proéminent, cupide, Fagin est la somme des stéréotypes les plus caricaturaux du juif. Comme si toute la finesse et la compassion de Dickens, sa vision juste de l’Humain n’arrivait pas a surmonter un antisémitisme primaire, stupide et grotesque. 

Mais une Providence incroyable va permettre à l'écrivain de prendre du recul sur ses propres manquements et de «corriger» le tir. 

Dix ans avant sa mort, il met en vente sa demeure de Tavistock. Il cherche des acheteurs et un certain James Phineas Davis acquiert sa maison. L’homme est juif, juriste mais également investisseur. Dickens écrit : « Jamais je ne lui ferai confiance jusqu'à ce qu’il paye le montant intégral ». Puis, il met en garde un proche : « J’espère que les Bné Israël s’avéreront être de bons voisins…». Dickens dans ses écrits, appelle son acheteur avec un mépris évident «prêteur à intérêt», alors que ce dernier investit comme le font tous les hommes d’affaires de New Bond Street. 

L’achat de la maison est conclu à la grande satisfaction de Dickens. Il écrit : « Je n’ai jamais fait une affaire aussi rapidement, à l'amiable et de façon aussi honnête » avoue-t-il. En fait, pour la première fois de sa vie, il côtoie véritablement un juif. 

Mais la véritable héroïne de l’histoire va maintenant entrer en scène, comme dans un bon roman. Joviale, mère de famille nombreuse (dix enfants), cultivée sans être une intellectuelle, Miss Eliza Davis, fille d’un Hazan, ayant grandi dans la pratique des mitsvots, ne cache ni ses origines ni son attachement à la religion de ses ancêtres. Elle est la femme de l’acheteur de Dickens.

Une Bat Israël qui ne mâche pas ses mots

Il est évident que cette femme a lu Dickens et connait le rapport de l’homme au peuple hébreu.  

Elle trouvera une excuse pour échanger un courrier avec l’écrivain le plus lu de sa génération et, sans ambages, lui écrira : «…dans ce pays où la liberté est si bien enracinée, où la loi ne fait aucune différence entre une religion et une autre, le stylo de l’écrivain est encore pointé contre les Bné Israël comme un dard pour les piquer. On rapporte sur Charles Dickens, homme au grand cœur dont l’œuvre a grandement participé à améliorer la situation des opprimés et qui peut s’enorgueillir de voir ses efforts porter leurs fruits, qu’il encourage (dans son œuvre) la création de stigmates inconcevables contre les juifs !? » 

Elle parle « cash », sans détours, sans ronds de jambes : Mister Dickens, vous avez beau être l’auteur qui dénonce la bêtise et les préjugés, vous pêchez vous-même contre mon peuple de ces mêmes idées préconçues.  

Elle l’appelle à revenir sur lui, à réécrire ce livre si populaire en abandonnant les malheureux stéréotypes raciaux qu’il a utilisés. Quelle audace, sachant qu’un écrivain de cette notoriété et ayant obtenu l’approbation générale du public, n’est certainement pas enclin à se remettre en question. Elle s’en moque. Femme de justice, elle veut rétablir le mal qui est fait gratuitement à sa communauté et si la Providence l’a amenée a côtoyer cet homme, elle va faire sa « hichtadlout » jusqu’au bout. Elle n’est pas devant Dickens, elle est devant sa conscience. 

Elle termine sa lettre en espérant recevoir une réponse et en s’excusant de lui voler son temps, lui présentant ses meilleures salutations.  

Miss Davis a bien lu Oliver Twist : on trouve dans les 38 premiers chapitres du livre, que Fagin l’infâme est appelé 257 fois « le juif », et 42 fois il est nommé simplement « Fagin » ou « le vieux ». 

La Techouva de Dickens

Dickens va répondre à Eliza Davis 18 jours plus tard. Il se défend en soutenant que le kidnappeur Fagin n’est pas le seul personnage négatif du roman, loin de là, il y en a d’autres, qui ne sont pas juifs mais chrétiens. Il dit utiliser le qualificatif de juif non pas pour définir la religion de Fagin, mais sa race (!!?? ), comme on aurait dit « le chinois » ou le « français ». Dickens termine sa lettre en assurant Miss Davis de son respect et de son amitié pour le peuple d’Israël, qu’il n’a aucun ressentiment contre eux et qu’il en parle en termes élogieux, que ce soit en privé ou en public. Il cite un livre qu’il a écrit (Histoire d’Angleterre pour les enfants) dans lequel il a signalé les persécutions subies par la communauté. Il joint un don pour une caisse d’œuvre de bienfaisance que Miss Davis gère. 

Eliza Davis ne veut pas en rester là. Elle est tenace et ne s’émeut pas d’échanger avec un des hommes les plus influents d’Angleterre par sa plume. Trois jours plus tard, elle répond à Dickens en argumentant magistralement, que si en effet il y a dans le livre des personnages malfaisants non juifs, ceux-ci sont le contre-jour de personnages chrétiens aux caractères très positifs qui apparaissent par la suite dans le livre. Mais en ce qui concerne Fagin, il s’élève seul dans sa méchanceté, unique représentant de toute la communauté d’Israël alors qu’aucun autre personnage juif ne vient dans le roman contrebalancer sa malice. Elle joint à la lettre une petite brochure résumant ce qu’est le judaïsme.   

Un an passe sans réponse de Dickens. 

A-t-il fait glisser les pertinentes remarques de Miss Davis dans la corbeille des indésirables ? Non. L’homme a été fortement impressionné par la vérité d’Eliza. A tel point que dans le roman qu’il est en train d’écrire, L’ ami commun,  il va insérer un personnage de juif pratiquant, qui non seulement sauvera deux jeunes filles chrétiennes de la déchéance, mais fera dire à l'une d’elles « Il me semble qu’il n’y a pas dans le monde entier de peuple plus généreux. »

Dickens va reprendre les arguments de sa correspondante et faire parler Mr Raya, juif droit, bon et consciencieux : « Les gens disent, c’est un mauvais grec, mais il y en a de bons. C’est un mauvais turc, mais il y en a des bons. Par contre, en ce qui nous concerne, nous les juifs, on présente les pires en disant que c’est ce qu’il y a de mieux. Tous les juifs sont pareils…Un seul des nôtres va noircir un peuple entier par son comportement. »

Happy end…

Eliza, dans une dernière lettre, remerciera chaleureusement Dickens, en son nom et en celui de son peuple, pour l’éloge qu’il a rendu au peuple juif dans son dernier roman. Incorrigible et soucieuse de véracité, elle soulignera cependant encore quelques erreurs que Dickens a laissé échapper sur les coutumes des prières juives. Elle lui enverra une bible anglais- hébreu qu’elle dédicacera ainsi : « Dédié à M. Charles Dickens, en reconnaissance pour sa faculté à se comporter de la façon la plus noble qui soit, à savoir réparer une erreur dès qu’on en a pris conscience.» 

Dans la dernière édition d’Oliver Twist, celle qui allait sortir avec ses œuvres complètes, Dickens effacera tous les termes « le juif » qu’il avait accolé au personnage de Fagin.  

Eliza Davis, Bat Israël, a réussi l’impossible. Pressentant le mal que peuvent engendrer les stigmates dans une œuvre aussi largement lue -et traduite-, elle parviendra avec quelques missives, à changer la représentation du juif dans la littérature et certainement, en bonne partie, dans les mentalités. 

Fine et intuitive, elle avait compris qu’elle n’était pas devant un descendant d’Amalek, mais tout simplement devant un homme, qui tout grand soit-il, était pétri d’ignorance et d’idées préconçues à l'égard de son peuple. Le terrain était donc praticable et elle engagea avec lui un bras de fer dont elle sortit gagnante.   

God bless you Miss Davis, you did it ! 

Soyez pour nous une source d’inspiration.