Je suis née il y a cinquante-trois ans dans une ville du Nord du pays. Nous étions l’une des seules familles religieuses du coin.

Lors de la Guerre des Six Jours, j’avais six ans, j’ai des souvenirs précis de cette guerre, et mes parents m’ont raconté beaucoup d’anecdotes à ce sujet.

En conséquence de cette guerre, mon père prit une décision importante : il décida de construire un abri. Mon père, ingénieur de profession, décida de sa propre initiative d’agrandir l’abri de notre immeuble. Il planifia le projet, fit venir des ouvriers qui creusèrent, agrandirent, firent couler du béton, et construisirent un abri de grande taille, éclairé et propre comme un musée.

Les premières années, tout le monde hochait la tête, le considérant comme un excentrique, centré sur une idée. Mon père, non seulement n’en fut pas blessé, mais s’investit dans l’abri, qui devint son hobby.

Il le repeignait chaque année (même s’il n’était pas utilisé), installa un système d’aération, une douche et des toilettes propres, il construisit une armoire à jouets et acheta de nouveaux jeux qui pourraient servir au cas où…

Pendant ce temps, j’avais grandi, je m’approchais de l’âge de la Bat-Mitsva. Je devais célébrer ma Bat Mitsva le premier du mois de ‘Hechvan.

Le jour de Yom Kippour arriva. Je me souviens d’avoir assisté à l’office depuis le début, et j’étais fière de jeûner. C’était le dernier des trois jeûnes qui précédaient ma Bat Mitsva.

Et soudain, tout bascula !

* * *

La rue se remplit de voitures, des gens entrèrent dans la synagogue et la prière s’arrêta, tous les jeunes hommes montèrent sur des camions qui partaient sur le front.

Curieusement, je ne me souviens pas d’avoir entendu de sirène, peut-être n’avais-je rien entendu en raison du remue-ménage. C’est alors que ma mère me prit par ma main : « Viens à la maison, c’est la guerre », m’expliqua-t-elle.

Ce fut le début de la guerre de Kippour.

Nous accourûmes à la maison, ne sachant que faire, j’entendis alors pour la première fois une sirène, et le souvenir de l’abri me revint à l’esprit…

Je ne fus pas la seule. Tous les voisins, bien entendu, s’y dirigèrent. Mon père ouvrit l’abri et tout le monde pénétra dans le magnifique lobby construit par mon père.

Je revois les enfants se jeter sur les jeux de société, les autres voisins s’installer confortablement sur les canapés, et moi et ma famille nous installer dans un coin pour prier.

Ensuite, quelques voisins se sont approchés de nous et ont exprimé le désir de prier également. Ces gens qui avaient l’habitude de venir à la prière de Néila, ou pas du tout, prièrent Cha’harit et Moussaf, peut-être par inconfort, peut-être par ennui, ou peut-être parce qu’ils ont vraiment ressenti alors le besoin de prier.

Le soir commençait à tomber, et au moment de Néila, on entendit des coups frappés à la porte de l’abri.

Tout le monde regarda mon père, il s’approcha de la porte et demanda : « Qui est-ce ? »

On entendit une voix, mais le bruit à l’intérieur l’empêcha d’entendre distinctement.

« Chut », dit mon père. Tout le monde se tut, et on entendit à nouveau la voix : « Nous sommes des voisins de l’immeuble d’à côté. »

Ils n’eurent pas besoin de décliner leur nom de famille. Leur accent français les trahit. C’était une famille qui avait été surnommée « François », de nouveaux immigrants arrivés après la Guerre des Six Jours, persuadés d’être arrivés à l’endroit le plus sûr du monde… ils venaient de découvrir une toute autre réalité.

* * *

En réalité, ils ne s’appelaient pas réellement François, c’est ainsi qu’on les surnommait, car c’est un nom connu, ou peut-être parce que leur chien s’appelait François ; ce qui est sûr, c’est qu’ils n’étaient pas vraiment intégrés au quartier, ils parlaient à peine la langue, et leur mentalité était différente. Ils demandaient à présent la permission d’entrer dans l’abri.

Vous auriez dû voir à quelle vitesse les voisins décidèrent qu’ils n’étaient pas d’accord.

  • Pourquoi ? demanda mon père.

  • Ils ont un abri, rétorquèrent les voisins, qu’ils aillent s’abriter là-bas.

  • Mon père leur dit : c’est d’accord, entrez.

Certains voisins commencèrent à protester, mais mon père fit preuve d’autorité et déclara : « Que personne ne se prononce sur cet abri. Vous n’avez pas payé un centime pour tout ce luxe. Cet endroit vous appartient aussi, d’accord, mais le privilège de décider qui a le droit d’entrer me revient, l’ayant acheté au prix fort. »

Les voisins n’acceptèrent pas cet argument : « Pardonne-nous, nous ne t’avons rien demandé, et tu n’as pas le droit de faire entrer des étrangers sans notre permission… »

Je regardai mon père, l’ingénieur réservé, qui commença soudain à discourir :

« Chers voisins, dit-il, c’est à présent l’heure de "Néila" : ce sont les derniers instants pour prier sur notre sort pour toute l’année. Nous adressons notre prière au Maître du monde : "Ouvre-nous la porte, au moment de la fermeture des portes." » Ici, mon père se mit à pleurer. C’est la première fois de ma vie que je le vis pleurer. « Nous sommes ici dans un abri, et personne ne peut dire ce qu’il adviendra de nous. Nous tous, religieux ou laïcs, prions le Créateur du monde pour qu’Il nous ouvre les portes de la réussite, de la santé et de la paix, et comment D.ieu peut-Il nous ouvrir la porte si nous refusons d’ouvrir nos portes à l’étranger, qui n’en est pas vraiment un, c’est notre voisin ! Allez, ouvrons-les les portes de l’abri, et le Maître du monde nous fournira une aide abondante. »

En entendant de tels propos émouvants qui sortaient de son cœur, tout le monde fit de la place, et la prière de Néila commença, une prière que je n’oublierai jamais.

* * *

A partir de ce jour-là, presque chaque jour il y avait des alertes, et nous étions très souvent dans l’abri, en compagnie de la famille François.

Au fil des jours, nous nous sommes rapprochés de cette famille, j’ai rencontré une de leurs filles, Pascale, qui avait mon âge. C’est un nom difficile à oublier.

Un abîme nous séparait, mais nous avons réussi à le surmonter, car nous n’avions pas vraiment le choix. Nous avons joué ensemble et nous sommes liées en ces jours difficiles de la guerre.

Pascale participa également à ma fête de Bat Mitsva qui eut lieu, bien entendu, dans le magnifique abri.

La guerre s’acheva. Le peuple juif souffrit la perte de 3000 morts, dont quatre étaient issus de notre quartier, mais pas de notre immeuble.

Quelques mois à peine après la guerre, la famille François quitta le quartier. Personne ne les interrogea sur leur destination et ne vint leur dire au revoir.

Pascale et moi, en revanche, étions assises à bavarder chez moi, jusqu’à ce que le camion disparaisse, puis nous nous sommes quittées. Elle me raconta que son père avait trouvé un bon emploi au centre du pays. Je ne lui ai même pas demandé où. Nous nous sommes ensuite prises en photo devant le camion en souvenir, et avons fait un signe de la main en guise d’adieu.

* * *

Les années passèrent, ma famille et moi nous installâmes dans l’une des localités du Gouch Katif. Nous y habitâmes des années durant jusqu’en 2005, lorsqu’un événement survint qui transforma notre vie du tout au tout : l’expulsion du Gouch Katif.

Les événements étaient difficiles à digérer. Nous avons lutté, nous nous sommes battus, nous avons manifesté, mais, finalement, l’incroyable s’est produit. Nous avons été contraints, par la force, d’évacuer nos maisons, et notre lieu d’habitation se transforma en désert.

Comme tout le monde, on nous transféra dans une sorte de ville construite en quelques semaines. D’une villa de trois étages, nous passâmes à une caravane bondée, et mon mari et moi restâmes sans travail et le cœur brisé.

* * *

Inutile de raconter ce que les expulsés du Gouch Katif vécurent. Tous ces méfaits : leurs maisons enlevées, de même pour leurs moyens de subsistance, on les laissa sans racine, sans occupation, jusqu’à ce que la plupart d’entre eux dépérisse et s’effondre sur le plan financier. Mais plus grave : ils furent atteints dans leur esprit et leur corps. Un grand nombre de nos enfants ont vécu une chute spirituelle et éducative.

Environ deux mois après l’expulsion, au sommet du désespoir et de la douleur, ma mère me téléphona.

« Une femme a téléphoné et demande que tu la rappelles », me dit-elle en me donnant un numéro de téléphone.

Je l’inscrivis, mais en raison de la pression liée à cette période, j’oubliais de téléphoner.

Deux jours plus tard, je reçois un appel téléphonique.

  • Bonjour, me dit mon interlocutrice, sais-tu qui je suis ?

  • Pascale, répondis-je, sans hésiter.

  • Je n’y crois pas, tu as reconnu ma voix ?

  • La voix, pas tellement, je te l’avoue, mais l’accent français, je ne l’oublierai jamais, répondis-je.

  • Comment vas-tu ? Je me fais du souci avec tout ce que tu as traversé ces derniers temps. Tu fais partie des expulsés du Gouch Katif ?

  • Comment le sais-tu ? demandai-je. Je crois que trente ans se sont écoulés depuis qu’on s’est vu la dernière fois, et nous n’avons eu aucune relation.

  • Tu ne vas pas me croire, me répondit Pascale. Comme tout le monde, je suis de près l’expulsion du Gouch Katif, et dans un journal, j’ai aperçu la photo d’une petite fille qui pleurait, c’était toi, enfin, c’est sûr que ce n’était pas toi, mais cette fille ressemblait tellement à la petite fille qui avait pleuré là-bas dans l’abri à Yom Kippour, que j’étais sûre que c’était ta fille. Je n’avais aucun doute. J’ai fait ensuite un travail de détective en me basant sur l’unique nom de famille retenu par mes parents de leur ancienne adresse. Je leur ai parlé de l’homme qui avait construit le magnifique abri. Ils m’ont donné le numéro de tes parents, et c’est comme ça que je suis arrivée à toi.

Je fus très émue par les longues démarches effectuées par Pascale pour se renseigner sur ma situation.

« Merci », lui dis-je et je lui racontai alors les mésaventures que nous vivions.

* * *

Pascale m’interrompit alors : « Nous aurons assez de temps pour parler, ce n’est pas l’objet de mon appel. »

  • Alors que veux-tu ?

  • Je voudrais que ta famille habite chez moi en attendant, ce n’est pas possible d’habiter comme ça.

  • Pascale, je crois que tu n’as pas vraiment compris la situation. J’ai six enfants, et je doute que tu puisses nous héberger même un jour… Mais merci quand même… »

Pascale m’interrompit alors :

  • Si tu viens voir ma maison, tu ne diras pas ça. Je t’ai envoyé un chauffeur pour te montrer où j’habite, pour voir si ça te convient.

  • Quel chauffeur ? », lui demandai-je.

  • Il sera là dans une heure. Viens avec ton mari et décide. Si c’est non, on se contentera de parler.

  • Ok, je vais parler à mon mari.

Je raccrochai le téléphone et m’empressai de rapporter cette conservation bizarre à mon mari.

* * *

Je finis à peine de lui parler qu’une voiture luxueuse que je n’avais jamais vue auparavant, arriva dans la localité sableuse de Nitsanim. Le chauffeur s’attarda auprès de plusieurs caravanes, car les autorités n’avaient pas daigné nous donner une adresse, et s’arrêta enfin devant la nôtre.

On demanda aux grands enfants de surveiller leurs petits frères et sœurs, et nous montâmes dans la voiture.

Il nous conduisit dans l’une des localités les plus riches du pays. Pascale habitait dans un palais. Je n’ai pas les moyens de décrire sa maison. Il s’agissait d’un immense complexe de plusieurs bâtiments sur une immense surface, avec un terrain de tennis, une piscine et de l’espace.

Nous arrivâmes au salon principal et luxueux, Pascale m’embrassa chaleureusement et commença à nous raconter sa vie depuis qu’elle avait quitté la rue simple où nous avions vécu.

Il s’avère que son père était considéré comme un spécialiste dans le domaine des armes, et ce n’était qu’une question de temps pour qu’il reçoive un bon travail. Lorsque cela se produisit, ils déménagèrent au centre du pays, et au fil des ans, son père devint indépendant, et s’enrichit. Elle, de son côté, épousa un Français d’une famille encore plus riche. Elle avait vécu pendant plusieurs années en France, et deux ans avant l’expulsion, ils avaient fait leur Aliyah et acheté la maison où ils habitaient désormais.

  •  Je n’ai que deux enfants, et j’ai un appartement de cinq chambres juste pour toi. Tu déménages ici avec toute la famille jusqu’à ce que l’Etat vous donne une maison.

  • Mais ça peut prendre des années !

  • Que ça prenne toute la vie, j’ai déjà parlé à mon mari. C’est un excellent endroit, et vous venez ici.

  • Mais pourquoi, Pascale ? Pourquoi moi spécialement ?

Pascale me regarda et ses yeux se remplirent de larmes. « Tu veux vraiment savoir pourquoi toi ? »

* * *

Elle se lança dans un long monologue, en grande partie en hébreu avec quelques mots de français. « Nous avons fait la Aliyah. Je ne me suis pas bien intégrée, et le quartier ne m’a pas souri. Tout le monde nous appelait la famille François du nom de notre chien… je suis sûre que même toi… personne ne faisait attention à nous. Lorsqu’il y avait une sirène, nous courions à l’abri. Il y avait des voisins inconnus qui criaient et poussaient, l’abri était humide et étroit, nous ne pouvions pas respirer. Ma mère annonça alors à mon père en français : "Je m’en vais, je ne peux pas vivre comme ça", et elle sortit. Mon père tenta de la faire revenir, mais elle n’était pas d’accord, je vis mon père courir vers ma mère, alors que dehors, on redoutait les bombardements.

J’accourus vers eux, malgré ma peur, et je leur expliquai que dans l’immeuble d’à côté, il y avait un bel abri moderne. Comment le savais-je ? J’étais une enfant solitaire, je m’ennuyais, j’avais observé des heures de suite les étapes de la construction de l’abri… Mon père nous prit, ma mère et moi, et nous courûmes jusqu’à votre immeuble. On frappa, mais personne ne répondit, mon père frappa alors plus fort, nous avons entendu une voix et nous avons demandé à entrer. Des cris retentirent de l’intérieur, nous avons compris qu’on ne nous permettait pas d’entrer, la porte s’ouvrit alors et nous vîmes devant nous la controverse entre les voisins et ton père.

Ton père parlait de la prière de Néila, il dit : "Ouvre-nous la porte au moment de la fermeture des portes" et commença à pleurer. J’eus alors un déclic : je me dis que j’accomplirai toujours les Mitsvot, même si je devenais laïque.

Je te connaissais de loin, je n’avais jamais osé te parler, tu étais israélienne, et religieuse de surcroît. Ton père dit alors : "Allez, ouvrons-leur la porte et D.ieu nous l’ouvrira également." Je t’ai vu pleurer, et ces pleurs sont gravés dans mon cœur pour toujours. C’est alors qu’on nous fit entrer. Nous entrâmes alors non seulement dans l’abri, mais aussi en Israël, dans le quartier, et dans le cœur des voisins. Tu as été ma première amie ici, tu n’y as pas fait attention, mais tu étais celle qui jouait un rôle central dans ma vie. C’était une période tellement importante pour moi, et lorsque nous nous sommes quittées, je savais qu’on se quittait pour de bon. Dans mon cœur, je me suis toujours souvenue de la fille qui était ma première amie en Israël.

Tant d’années se sont écoulées, et soudain, j’ouvre le journal et je vois cet enfant pleurer à nouveau, je me mets à pleurer, je regarde avec insistance, je sais que ce n’est pas toi, c’est sans doute ta fille, et je réfléchis immédiatement comment je peux te joindre.

Par la suite, j’ai raconté à mon mari qui tu étais, et nous avons décidé que c’était notre tour de vous ouvrir la porte. Vous venez vivre ici, dis-moi juste oui… s’il te plaît. »

* * *

Nous avons atterri dans un merveilleux appartement, immense. Le mari de Pascale trouva un travail pour mon mari et pour moi. Pour les enfants, nous avions un problème de structure scolaire, mais cette difficulté fut résolue grâce au chauffeur privé de la famille…

Nous avons habité dans cette luxueuse maison sept ans et demi, Pascale se renforça au niveau spirituel, elle devint religieuse, et entraina également son mari. Pendant ce temps, nous avons construit une maison dans un Mochav au centre du pays, plus jolie que celle du Gouch Katif.

La seconde séparation d’avec Pascale fut plus dure que la première. Nous nous étions habitués à être une seule famille, mais le moment était venu de nous séparer. Cette fois-ci, nous savions qu’il s’agissait d’une séparation géographique. Nous resterons en contact jusqu’au dernier jour de notre vie.