« Hachem dit à Moché : "Réunis soixante-dix hommes (Chivim Ich) parmi les anciens d’Israël, dont tu sais qu’ils sont des anciens du peuple et ses officiers… Je ferai émaner de l’esprit qui est sur toi, Je placerai sur eux, ils porteront le fardeau du peuple, et tu ne [le] porteras pas toi seul." » (Bamidbar 11,16-17)

Après la plainte de Moché quant à la difficulté de diriger le peuple tout seul, Hachem lui enjoignit de rassembler un Sanhédrin qui l’aiderait à mener cette mission à bien. Le Sifri[1] constate et s’interroge sur l’emploi du singulier dans l’expression « Chivim Ich – soixante-dix homme ». Il aurait semblé plus logique de dire « Chivim Anachim – soixante-dix hommes » au pluriel. Il explique que le mot « Ich » au singulier indique qu’Hachem souhaitait que chaque membre du Sanhédrin soit spécial et se distingue par des qualités particulières. Ils devaient ressembler à deux « individus » — Hachem et Moché Rabbénou – qui sont tous deux qualifiés de « Ich » dans la Torah. Hachem est appelé « Ich Mil’hama – un Homme de guerre »[2] et Moché est appelé « Ich » dans la présente Paracha : « Véaïch MochéEt l’homme Moché [était] très humble, [plus] que tout homme qui [fût] sur la face de la terre. »[3]

Selon le Rav Chlomo Breuer[4], le Sifri nous montre quelles sont les qualités requises pour devenir dirigeant. Ce poste exige des traits de caractère très différents, presque contraires. D’une part, un chef doit être humble et ne pas penser qu’il est mieux que les autres. Cela lui permettra, tout d’abord, de ne pas croire qu’il a toujours raison et donc d’être à l’écoute des opinions d’autrui. Il pourra aussi reconnaitre plus facilement ses erreurs. Mais aussi, et surtout, l’homme modeste réalisera que toutes ses qualités proviennent d’Hachem, qu’il ne peut compter sur ses propres efforts ; il a besoin de l’aide divine pour réussir. Hachem comblera alors ses besoins, si tant est que ses objectifs soient conformes à la volonté divine. C’est ce que le verset, rapporté par le Sifri (quant à la modestie inégalée de Moché), nous enseigne.

D’autre part, un chef ne doit pas être faible, auquel cas il ne pourrait jamais se faire respecter, quand bien même un petit groupe de personnes seraient en désaccord avec lui. Il faut donc user de la qualité de « Ich Mil’hama » d’Hachem – savoir s’imposer, mener le peuple et ne pas se laisser impressionner par les contestataires.

Cet enseignement est illustré par l’incident qui entraina la perte de royauté de Chaoul[5]. Le prophète Chmouël lui transmit l’injonction divine d’anéantir Amalek, mais il échoua dans cette mission et la royauté lui fut dès lors retirée. Quand Chmouël lui demanda des explications, Chaoul répondit : « Le peuple voulut garder le bétail en vie et j’ai écouté sa demande. » Et le prophète de répondre : « … Si tu es petit à tes propres yeux, n’es-tu pas le chef des tribus d’Israël ? » Chmouël véhiculait le message suivant : un roi doit être autoritaire et savoir s’affirmer devant le peuple. Il doit être le « Ich » correspondant au « Hachem Ich Mil’hama. »

Les dirigeants spirituels de notre génération personnifient ces deux qualités – la modestie ainsi que la capacité à s’affirmer, quand nécessaire. Prenons l’exemple du Rav ’Haïm Ozer Grodzinsky – il était extrêmement doux et humble, en dépit de son génie en Torah. Sa porte était constamment ouverte et il était disponible pour répondre à toute question, quiconque venait lui demander conseil trouvait chez lui une oreille attentive. Mais il savait aussi se montrer autoritaire quand il le fallait. Une fois, un grand Talmid ’Hakham s’opposa à l’avis de Rav ’Haïm Ozer sur un sujet important, bien que ce dernier fût l’incontestable Gadol Hador. Lors de leur débat, l’érudit proposa une certaine approche concernant un sujet d’étude de Talmud. De manière générale, Rav ’Haïm Ozer écoutait volontiers et félicitait, complimentait son interlocuteur, mais cette fois-ci, avant même que l’érudit ne continue, il anticipa, dans un génie époustouflant, ce qu’il allait dire, ce que Rav ’Haïm Ozer allait répliquer et ce que l’érudit répondrait ensuite. Il voulait lui montrer que malgré sa douceur et de son humilité habituelle, quand il le fallait, il était prêt à afficher sa grandeur.

Bien que la plupart d’entre nous ne deviennent pas les chefs de la génération, nous sommes tous amenés à diriger certaines personnes, d’une manière ou d’une autre, que ce soit au sein de notre foyer, dans le cadre de notre travail ou de notre étude, etc. L’enseignement du Sifri est pertinent dans toutes ces situations – il nous faut être humble, mais aussi savoir nous affirmer et nous montrer ferme quand nécessaire.

 

[1] Rapporté par Rav Issakhar Frand.

[2] Chémot 15,3.

[3] Bamidbar 102,3

[4] Rapporté par Rav Frand.

[5] Chmouël I, chap. 15