Les derniers versets de la paracha de cette semaine sont consacrés à un évènement relativement énigmatique. La Torah y évoque le cas d’un « homme » dont l’identité est tenue secrète qui a été surpris en train de « ramasser du bois le Shabat » et qui sera condamné pour son acte.

Les Sages du Talmud reviennent sur cet épisode et s’interrogent notamment sur l’identité de cet individu. Rabbi Akiva tient par tradition qu’il s’agit de Tselofechad.

Face à cette suggestion de Rabbi Akiva, un autre maître du Talmud, Rabbi Yehouda ben Beteira, s’étonne et objecte à Rabbi Akiva« Dans les deux cas, tu devras rendre des comptes à l'avenir pour cet enseignement. Si tu as raison, tu prends la responsabilité de révéler son identité alors que la Torah l’a dissimulée. Et si tu as tort, tu jettes le soupçon sur un innocent. » (Traité Shabat 96 b).

En première analyse, nous retrouvons dans cette discussion talmudique des concepts clés de notre tradition. Rabbi Yehouda Ben Beteira nous rappelle notamment l’exigence de préserver l’honneur des hommes et de ne pas les diffamer, quand bien même ils auraient fauté. En effet, comme l’explique le Hafetz Hayim, s’il n’y a aucune utilité, aucun objectif « constructif », à révéler l’identité d’un fauteur, alors il vaut mieux la taire et préserver sa dignité. 

Lorsque l’on diffame un homme, il y a toujours un risque pour que cette diffamation éclipse toutes les autres qualités qu’il a pu développer durant sa vie. Or, la Torah ne souhaite pas réduire un homme à ses erreurs, elle se méfie des étiquettes négatives qui peuvent être accolées à un homme et qui le disqualifieraient pour toujours. Elle a le souci de lui ménager un avenir, de lui ouvrir une fenêtre pour permettre sa réhabilitation. Or, précisément, l’avenir montrera queTselofechad est l’exemple même d’un homme qui a un avenir à travers sa descendance.

Donc, dans tous les cas, que Tselofechad soit le fauteur ou non, il est injustifié aux yeux de Rabbi Yehouda Ben Beteira de dévoiler son identité : soit il est innocent et on accuse à tort un juste, soit il est fautif certes, mais on prend le risque de jeter un opprobre définitif sur lui alors qu’un homme ne peut jamais être réduit à ses erreurs.

Quelques lignes plus tard, la Guémara revient sur l’interdit d’accuser à tort un innocent. Les Sages illustrent ce principe en rappelant que Moshé Rabenou lui-même avait une fois avancé l’idée que les enfants d’Israël « ne le croiraient pas » et D.ieu lui objecta à cette occasion que Ses enfants sont profondément « croyants car ils sont eux-mêmes fils de croyants »(Traité Shabat 97 b).

A travers ce développement du Talmud de Babylone, les Sages attirent notre attention sur l’importance de la transmission au sein de la famille. Cette dernière semble le meilleur rempart pour assurer la pérennité de la tradition. Les enfants sont croyants nous disent nos Sages, non pas par leur réflexion, leur étude, leur pratique des mitsvot, mais simplement car ils sont eux-mêmes les fils de croyants ! Et cette croyance, cette foi qui se transmet de génération en génération, au lieu de s’étioler, se renforce. 

Tout se passe comme s’il y avait un pacte tacite entre les générations qui les oblige mutuellement à ne pas se décevoir, à assurer la transmission de la foi. La foi des premiers justifie voire impose la foi des seconds.

On s’interroge bien souvent sur le mystère de la pérennité de la foi du peuple juif. Comment est-il possible que des milliers d’années plus tard, en dépit des exils, des persécutions, des phénomènes d’acculturation avec les peuples environnants, le judaïsme a perduré et sa foi est demeurée aussi vivante ? Nahmanide, un grand commentateur médiéval, met en lumière cette conviction fondamentale de chaque génération que « les parents ne mentiront pas aux enfants » comme l’un des fondements les plus puissants de la transmission de la foi à travers les siècles. 

C’est ainsi que la transmission de la fois se passe de mots, de raisonnements, de démonstration, elle s’acquiert par l’exemple.Lorsque l’on grandit au contact de personnes « croyantes », on développe une sensibilité particulière à la foi. Cette chaîne de transmission s’est répétée à chaque génération depuis ceux qui n’ont pas seulement « cru » mais qui « ont vu » la révélation au Mont Sinai. Car, rappelons-le, le judaïsme a ceci de spécifique qu’il ne se fonde pas sur une révélation faite à un seul homme mais à un peuple tout entier, ce qui est un cas inédit dans l’histoire humaine.

Le Roi Salomon rappelait également l’importance capitale de la transmission parents-enfants dès le premier chapitre des Proverbesavec ces mots bien connus : « Ecoute mon fils les préceptes de ton père et ne rejette pas les conseils de ta mère » (Mishlei 1, 8). L’éducation des parents façonne ainsi le caractère des enfants et détermine bien souvent leur rapport à la tradition et à la foi. Voilà pourquoi les Maîtres du judaïsme recommandent aux parents de redoubler de vigilance et d’efforts dans les « qualités  morales » qu’ils inculquent à leurs enfants, et notamment dans l’exemple qu’ils leur donnent.

Un enfant est influencé durablement par ce qu’il voit et les comportements qu’il observe dès son plus jeune âge. Le Rav Nathan TsviFinkel, connu sous le nom de l’Alter de Slabodka, racontait ainsi que lorsque l’on voit un homme voler des pommes, il est probable que ce comportement soit le fruit d’une éducation où l’usurpation était acceptée à des degrés parfois infiniment moindres (par exemple « s’approprier » la pensée d’un autre sans le citer) mais a inconsciemment posé les germes des fautes ultérieures.

Enfin, la fidélité à l’exemple des parents est bien souvent la meilleure des protections contre les fautes et la dépravation. C’est ainsi que lorsque la femme de Putiphar a tenté de séduire Yossef, nos Sages nous disent que le visage de son père lui est apparu et l’image son père si vénérable et juste le sauva de la faute en l’obligeant à donner le meilleur de lui-même. Comme le souligne le Rav E. Munk, quel plus bel éloge peut-on trouver de l’éducation que cet exemple où l’image d’un père, dont on est séparé depuis si longtemps, continue d’imposer au fils un comportement vertueux ?

Le Or Hahaim écrivait ainsi « Les saints hommes m’ont dit que lorsque l’on est envahi par des pensées impures et que le mauvais penchant risque de nous inciter au péché, un moyen efficace de défense consiste à se représenter mentalement ses parents ; quand on les voit devant soi en pensée, on renforce ses propres forces de sainteté »(rapporté par Rav A. H. Freuer, IgueretHaramban).

Il est intéressant que la figure de Tselofhad apparaisse dans notre parasha de manière voilée, comme si la Torah voulait nous signifier autre chose. 

Un homme est responsable de lui-même, il doit répondre de ses actes. Mais, il reste un homme, faillible comme tous les hommes. La Torah vient nous dire ici qu’un homme ne peut être réduit à ses fautes, ou, pour le dire autrement, il lui reste un moyen de se sauver lui-même en sauvant sa postérité, ses enfants. Si l’homme réussit l’éducation de ses enfants, s’il parvient à les maintenir dans l’alliance alors il s’offre une deuxième vie, il s’assure un héritage éternel

C’est précisément le message que nous enseigne la figure de « Tselofhad ». . Son identité est passée sous silence quand il s’agit de sa faute (selon la tradition de R. Akiva) mais elle réapparait plus tard à travers ses filles. Les fameuses « filles de Tselofhad » sont mentionnées dans la paracha « Pinhas » lorsqu’elles se sont illustrées en réclamant un héritage dans la terre d’Israël, faisant valoir que ce n’est pas parce que leur père n’avait pas eu de garçon qu’il devait perdre tout héritage dans la terre d’Israël. Et l’Eternel confirmera à Moshé Rabénou la légitimité de leur requête et leur droit à recevoir également une parcelle de terre en Israël. Ces filles eurent donc le mérite de faire émerger une nouveauté dans la loi juive. Par ailleurs, elles ont témoigné avec éclat de leur amour profond de la terre d’Israël, ce qui contraste avec l’attitude des explorateurs au début de notre parasha.

En désignant ces femmes comme « les filles de… », la Torah semble nous enseigner que leur vertu et leur mérite n’est pas un fait fortuit, lié au hasard. Elles sont également le fruit de l’éducation qu’elles ont reçue et qui leur a permis d’avoir une intuition juste, conforme à la volonté divine. A cet égard, son père méritait d’être honoré en raison des mérites de sa descendance.

Pour conclure, insistons sur l’importance fondamentale de l’éducation des enfants, et notamment de la transmission de la foi, du lien avec l’Eternel qui ont vocation à s’opérer en premier lieu au sein de la cellule familiale.

La période que nous avons vécue a imposé aux familles une forme de « huis clos » à travers lequel les parents et les enfants ont pu se retrouver avec une grande « intensité ». Chacun a pu mesurer à quel point cette relation est exigeante, à quel point elle oblige à puiser dans ses ressources pour trouver la patience, la disponibilité, le dévouement nécessaires pour répondre aux attentes des enfants. 

Mais, c’est probablement dans cet effort soutenu au cours duquel l’homme se questionne lui-même, se remet en cause, fait tomber tous les masques que la société lui impose pour dévoiler son authenticité la plus profonde que s’opère l’alchimie de l’éducation et le miracle de la foi.