La rencontre entre Ya’acov et Essav nous présente un face à face entre deux approches de la vie. Depuis leur naissance, nous savons que les deux frères jumeaux ne partagent pas les mêmes choix de vie : l’un est attiré par les lieux d’étude, l’autre par les lieux d’idolâtrie ; l’un vit dans les tentes afin d’étudier, l’autre dans les champs afin de chasser. Même leur apparence physique est très différente : Ya’acov a la peau « lisse » alors qu’Essav est velu.

La Paracha de la semaine souligne une autre différence majeure entre les frères et qui concerne leur rapport à la matérialité. Lorsqu’ils se rencontrent après des années de séparation, et qu’ils évoquent leur prospérité matérielle, Ya’acov s’exclame « Yech il Kol » « J’ai tout [ce dont j’ai besoin] », alors qu’Essav lui répond « Yech li Rav » « J’ai beaucoup ».

Et nos Sages d’observer qu’entre ces deux phrases s’exprime une conception de la vie radicalement différente. En reconnaissant qu’il a « tout », Ya’acov témoigne de sa « tempérance », sa capacité à mettre un terme à ses désirs matériels et à être heureux de ce qu’il possède. Il illustre ainsi cet enseignement du Talmud, dans les Maximes de nos pères, « Qui est le riche ? Celui qui est content de sa part ! ». A cet égard, la richesse ne se mesure pas tant par la quantité de ce que nous possédons mais par notre capacité à ne pas désirer davantage que ce que nous avons, ou, à tout le moins, ne pas concevoir de frustration pour ce qui nous échappe.

Il ne s’agit pas de faire l’éloge de la résignation, ni de la médiocrité, mais simplement de comprendre que l’appétit de l’homme pour les richesses matérielles n’a pas de fin. « Celui qui aime l’argent, ne sera jamais rassasié d’argent » nous avertissent nos Sages, et ils nous mettent en garde qu’aucun homme ne quitte ce monde en ayant satisfait la moitié de ses désirs matériels ». Les acquisitions d’un jour aiguisent l’appétit pour celles du lendemain, et l’homme peut ainsi consacrer son temps, son énergie et son intelligence uniquement à la satisfaction de ses désirs matériels, sans jamais ressentir de sentiment de « satiété ».

En revanche, la personne pieuse comprend que le bonheur et la vraie richesse ne résident pas dans l’accumulation des biens, mais dans la capacité à apprécier ceux que nous possédons, et avoir de la gratitude pour ce que l’Eternel nous a donné. Cet homme n’est pas taraudé par des fantasmes de richesse inatteignables, où l’être se confond avec l’avoir, et où le bonheur se confond avec l’accumulation illimitée. Au contraire, il sait mettre une limite à ses désirs, et ressentir une satisfaction profonde à travers ce qu’il possède.

Cette capacité à poser une limite à sa volonté de jouissance, d’accumulation matérielle, n’est pas une résignation, ou une manière de faire « contre mauvaise fortune bon cœur », elle est au contraire un art de vivre, un art du bonheur et même de la jouissance. Il s’agit de trouver le maximum de bonheur dans ce que nous avons, d’avoir une pleine conscience de ce que nous possédons, de sa valeur et d’en concevoir de la gratitude et du bonheur. Cette approche s’appose ainsi à l’écueil qui consiste à repousser le bonheur toujours plus loin, en le faisant dépendre de telle ou telle acquisition matérielle, de telle ou telle réussite ultérieure.

Montesquieu avait ainsi cette phrase « L’intempérance est le poison du plaisir, la tempérance n’est pas son fléau : c’est son assaisonnement » (Essais, 3.13). Et de fait, celui qui ne sait pas mettre de limites à son désir de jouissance ne profitera jamais de ce qu’il a, il sera toujours obsédé par ce qui lui manque et cette pensée occultera tout ce qu’il possède. A l’inverse, celui fait preuve de « tempérance », qui est capable d’être satisfait de ce qu’il possède, rehausse à ses propres yeux la valeur de ce qu’il a, donne du relief à ses possessions et peut ainsi en concevoir une joie profonde.

Grâce à cette vertu, l’homme peut ainsi apprendre à échapper à l’esclavage des désirs infinis et porter sur sa vie un regard positif, confiant dans la providence divine et susceptible de gouter au bonheur simple mais authentique de la vie.