Chaque mercredi, Déborah Malka-Cohen nous plonge au cœur d'un quartier francophone de Jérusalem pour suivre les aventures captivantes d'Orlane et Liel, un jeune couple fraîchement arrivé en Israël et confronté, comme tant d'autres, aux déboires de la Alya...

Dans l’épisode précèdent : Après leur dispute (encore amplifiée par l’indiscrétion de Sarahlé), Orlane et Liel, accompagnés de Betsabée, s’étaient rendus au domicile de cette dernière, là où était resté 'Haïm, le frère jumeau de Liel.

Nous étions toujours chez mon beau-frère et Betsabée autour de leur table, en compagnie d’un charmant couple et d’un monsieur d’un certain âge (qui devait être probablement le père de l’un des d’eux) qu’ils avaient invités.

L’ambiance était détendue mais la conversation prit soudain une autre tournure lorsque Monsieur Sitbon père avait parlé à ‘Haïm d’une proposition de poste, ici à Jérusalem. J’avais regardé Liel à la dérobée pour essayer de deviner ce qu’il pensait de la potentielle installation de son frère et de toute sa petite famille en Israël. Je souhaitais de toutes mes forces qu’il montre des signes de sa propre motivation à quitter pour de bon son travail à Paris et venir me rejoindre avec les enfants.

J’étais totalement perdue dans mes pensées quand soudain je fus très intéressée par la tournure que prenait la conversation. Les mots “tissus” et “usine” m’avaient sortie de ma torpeur et avaient piqué ma curiosité. L’homme, Monsieur Sitbon, à la barbe très blanche et très longue, se trouvait assis en face de Liel et de moi et était en train d’expliquer son parcours assez impressionnant. C’était un homme qui avait fait fortune dans les années soixante-dix, en rachetant une usine qui fabriquait différents tissus en Chine. Les premières années, il avait fait fructifier son entreprise, en important ses produits en France et au Canada et à des prix imbattables. Au fils des ans, son entreprise était devenue de plus en plus importante car il devait répondre à une très forte demande des grossistes français. En très peu de temps, il avait dû employer de plus en plus de monde, jusqu’à atteindre le chiffre impressionnant de mille cinq cent salariés.

Lui, qui était devenu un homme très riche, avait un ami juif religieux du nom d’Itsik. Cet ami était assez particulier à ses yeux car il l’avait connu avant sa réussite et même si Itsik s’était toujours montré sincèrement heureux de son ascension personnelle, il avait su rester franc avec lui. Un jour, il était venu le voir, pour lui proposer un investissement un peu particulier mais non moins intéressant.

Nous tous autour de cette table étions pendus à ses lèvres et avions demandé en chœur : “Lequel ?” À travers ses lunettes en demi-lune, et avec un air énigmatique, Monsieur Sitbon nous avait répondu : “L’étude de la Torah ! À l’époque, j’étais loin d’être l’homme que vous avez devant vous aujourd’hui, avec tout l’attirail du parfait religieux de service. Au début, je ne comprenais pas à quel investissement mon ami faisait allusion. Puis, plus tard, quand il me l’avait expliqué en détail, j’avais été assez réfractaire à l’idée “de payer” des gens pour étudier toute la journée, au lieu d’aller travailler dur comme moi je le faisais ! J’avais fait part de mon avis assez radical à Itsik, en allant même jusqu’à traiter “ces gens” de parasites de la société, de fainéants, se contentant de faire des enfants sans rien savoir faire d’autre ! Intelligent comme il était, Itsik n’avait pas insisté plus que cela. Et puis plusieurs mois après cette conversation, mon moral se trouva être en chute en libre. Ma femme chérie, Louvia, était entrée dans une grave dépression. Elle refusait de sortir de son lit et y restait toute la journée. J’avais tout essayé pour la faire sortir de ce triste état mais ni les médecins ni les cadeaux que je lui offrais ni le soutien de nos enfants, nos parents, nos amis n’avaient réussi à la sortir de ce mal qui la rongeait.”

“Un matin, continua Monsieur Sitbon, en buvant un café en compagnie d’Itsik, je lui avais confié mes soucis pour qu’il m’aide à trouver une éventuelle solution. Après m’avoir écouté, ce grand Tsadik que j’ai la chance d’avoir dans ma vie me proposa de faire un voyage ou plutôt un pèlerinage dans la ville de Tsfat. Il voulait m’emmener prier sur les tombes des Tsadikim pour “se tourner vers Hachem, car il était temps !”. Autant dire que je n’étais pas très motivé par “tous ces trucs réservés aux barbus”… ‘Qu’est qu’il y a, tu as peur que cela te plaise, ou quoi !? Allez, viens avec moi et ensuite tu verras. Qu’est-ce que tu as à perdre !?’ avait répliqué mon ami. Au vu de l’état de santé mentale de ma femme, je m’étais laissé tenter, en me disant qu’après tout, Itsik avait peut-être raison. Il avait toujours été mon ami et ne souhaitait que mon bien. C’est exactement pour cette raison que je répète tout le temps à mes enfants, que le bien dans la vie n’est pas d’être entouré de pleins d’amis mais d’en avoir un seul mais un vrai ! Si vous aussi suivez ce conseil, vous seriez des personnes bien chanceuses !”

“Le plus incroyable, poursuivit Monsieur Sitbon, c’est qu’une fois sur place, je suis tout simplement tombé amoureux de cette ville ! Tsfat a sa particularité d’être construite sur une colline. De plus, l’atmosphère pieuse qui y régnait a su m’apaiser et m’a fait en quelque sorte comprendre où était ma place. En mettant les pieds sur ce sol, je ressentis cette sensation unique d’être enfin chez moi. Chose que je n’avais jamais éprouvée de toute ma vie, alors qu’avec Louvia, nous en étions à notre quatrième tour du monde ! Malgré nos vacances à répétition, cela n’avait pas su combler le vide constant que nous ressentions dans nos vies.

Autant vous dire qu’à mon retour d’Israël, mon enthousiasme pour venir habiter dans notre pays ne m’avait pas quitté. Lorsque j’avais raconté à ma femme - toujours allongée dans son lit - ce que j’avais ressenti et lui avais dans la foulée proposé de tout quitter, j’étais certain qu’elle n’allait même pas réagir. Seulement, quelque chose dans son regard s’était animé. Pour la première fois depuis des mois, elle s’était levée pour aller enfiler une robe, chose qu’elle ne prenait plus le temps de faire. Dès la semaine d’après, j’avais contacté mes avocats pour leur annoncer que je voulais vendre mon usine. Bien sûr, personne de notre entourage n’avait compris mon geste. Tout le monde m’avait même fortement déconseillé de vendre une société comme la mienne, en plein essor et qui avait encore de belles années devant elle.

Cependant, ma Louvia (qui au fond n’en pouvait plus de notre façon de vivre) m’avait soutenu et aidé à tenir bon. Grâce à D.ieu, ma volonté de vendre s’était vite faite savoir et un riche promoteur en immobilier me l’a alors rachetée pour un très gros montant, avec la condition que je reste quelque temps en France en tant que consultant. De plus, le contrat stipulait que je conservais dix pour cent des bénéfices annuels, en me tenant à disposition en cas de besoin. Non sans ressentir de la crainte et du chagrin, j’avais refusé la proposition plus qu’alléchante qu’on me faisait. Pour la simple et bonne raison que Louvia et moi étions prêts ! Par ailleurs, je ne voulais plus de prétexte pour revenir tous les quatre matins en France !”

Liel très concentré par le récit de Monsieur Sitbon, l’avait interrompu pour lui demander :”Pourquoi du chagrin ? Je ne comprends pas. La peur de perdre votre source de revenu, ça c’est normal, mais de là à avoir du chagrin, c’est étrange, non ?

– Ah mais mon garçon, je crois que je me suis mal exprimé ! Je ne ressentais pas de la peine de quitter la France, au contraire, j’en étais heureux. J’avais éprouvé de la crainte qui était une bonne crainte… ou de l’excitation, si tu veux !

– Je comprends mieux, mais cela n’explique toujours pas le chagrin. Moi, si demain je quitte mon boulot pour venir vivre ici, je n’aurais aucune peine, je peux vous l’assurer !

– Oui mais moi, j’avais bâti tout seul une entreprise à partir de rien. Quand tu prends conscience que tu as plus de mille cinq cent personnes qui mangent tous les jours car ils travaillent tous pour toi, c’est une sacrée responsabilité de confier tout ce que tu as construit pendant des années à un parfait étranger. Tu n’as aucune garantie qu’il ne va pas tout détruire.”

Liel n’avait pas répondu tout de suite mais semblait réfléchir. Au bout de quelques secondes d’hésitation, il avait formulé à voix haute ce qui le tracassait : “Dans ce cas-là, si c’était si difficile, il fallait rester et ne pas partir. Vous auriez trouvé une autre solution pour la santé de votre femme.”

Avec une patience d’ange et beaucoup de sagesse, Monsieur Sitbon, tel un père qui s’adresserait à son fils, lui avait répondu : “Ce n’est pas parce que tu prends une décision radicale pour changer de vie que tu ne ressens rien ! Au contraire, c’est bien de ressentir des choses. Hachem ne nous a jamais dit à travers Ses textes que nos choix étaient faciles et que nous devions occulter toute émotion ! Au contraire, c’est notre confort routinier qui rend difficile l’envie de changer et de faire plus de Mitsvot... Moi, j’étais déterminé, je savais que la place de Louvia et la mienne était ici ! Mes priorités étaient de faire mon Alya pour que ma femme aille mieux. Peu m’importait les difficultés que j’allais rencontrer ou si par moments j’étais triste ou anxieux !

– Et maintenant après…

– Trente ans, mon garçon.

– Quel est votre bilan ?

– Un seul regret !

– Celui d’avoir fait entrer un étranger dans votre société !”

Monsieur Sitbon avait ri sous cape, avant de lui répondre : “Pas du tout ! Mais je constate que toi, tu dois revoir quelques priorités si tu ne veux pas passer à côté de ta vie car crois-moi, le salaire que tu reçois chaque mois, c’est seulement parce qu’Hachem le souhaite et cela, peu importe où tu te trouves sur le globe !”

Un peu décontenancé par la réponse-conseil de Monsieur Sitbon, mon mari s’était contenté de garder le silence comme pour méditer sur les paroles qu’il venait d’entendre. En revanche, moi, je jubilais littéralement sur place tant j’étais heureuse que quelqu’un complètement extérieur à nos vies lui rappelle l’essentiel !

Ce fut 'Haïm qui prit le relais : “Du coup, quel est ce regret dont vous parliez il y a quelques secondes ?”

Le sage s’était tourné vers mon beau-frère tout en remettant bien droit ses lunettes sur ses oreilles, plus par habitude que par réel besoin : “Ne pas être venu plus tôt ! Nous considérons chaque année passée en dehors d’Israël comme une pure perte de temps !”

Soudainement, Liel s’emporta sans raison : “Mais quand même, même si vous êtes arrivé avec de l’argent en poche, vous avez pris un gros risque en venant ici sans travail !

– Oui et j’ai dû retrousser mes manches et accepter tout ce que l’on me proposait ! Moi, le grand chef d’entreprise qui portait des costumes hors de prix, je prenais des parfois des boulots ingrats !

– Mais vous n’avez pas perdu la tête ? avait demandé timidement Betsabée.

– Non, car à part égratigner un peu mon égo d’homme, au final ce n’était pas si grave si je me retrouvais à faire des déménagements. Je crois bien que tout ceci, chers messieurs ici présents, avait pour but d’arriver au niveau de bonté et d’humilité de nos femmes qui s’occupent vaillamment de la maison et vos enfants !”

Liel et 'Haïm avaient rétorqué, en prétendant être énervés : “Ah mais non ! C’est pas bon pour nos affaires ça, Monsieur Sitbon ! Avec un discours pareil, vous donnez à nos femmes des arguments en or contre nous !

–C’est vrai, Monsieur Sitbon, comment allons-nous faire maintenant !”

Betsabée et moi avions souri parce que nous avions devant nous l’un des hommes les plus féministes que nous avions rencontré !

Mais surtout, je m’étais dit que son discours tombait à pic pour Liel car mon mari avait besoin d’entendre des paroles pleines d’Emouna comme celles-ci. Tel un coup de pouce du ciel, j’avais de nouveau beaucoup d’espoir pour mon couple. Je réalisais que j’aimais tellement mon époux que je ne supportais plus nos disputes. Je savais que nos tensions étaient dues à la distance physique. Soudainement, je me faisais une promesse intérieure : montrer tout l’amour que j’éprouvais pour lui, non plus par les cris mais en multipliant les gestes d’affection. Je devais redoubler d’efforts et abandonner cette tendance à vouloir à chaque fois lui prouver que je gérais tout toute seule et que lui, à part me ramener la Parnassa, ne faisait rien pour moi. J’étais en train de prier Hachem de toutes mes forces quand Monsieur Sitbon conclut son histoire : “Bien sûr, dès que nous emménageâmes dans cette merveilleuse ville, je me souvins de la proposition qu’Itsik m’avait faite quelques années auparavant, celle d’investir dans l’étude de la Torah, en sponsorisant des étudiants au Kollel et prendre en charge leur famille pendant qu’eux étudiaient. On peut dire que depuis j’ai grandement revu mon jugement, j’éprouve beaucoup de honte et de remords quand je repense aux paroles que j’avais prononcées… Un an après notre installation, ma femme se sentait revivre et cela faisait plaisir à voir. Elle était redevenue la femme vivante, joyeuse et active que j’avais connue avant sa dépression.”

“Un vendredi soir, poursuivit-il, nous avions reçu Itsik, sa femme Né’hama et ses fils. Au cours du repas, avec Benjamin, son aîné, nous en étions venus à parler d’un projet de téléphonie complètement en avance sur son époque. Il s’agissait de vendre des téléphones portables. Aujourd’hui il est normal d’avoir son propre Péléphone mais à l’époque, une chose pareille était impensable. Je vous parle d’une affaire qui remonte à plus de quinze ans.

Le discours visionnaire de Benjamin m’avait tout de suite passionné et j’avais accepté de financer le premier magasin de téléphones mobiles en Israël. Et là, ce fut l’explosion !

L’aîné de la fratrie de mon ami et moi-même devenions l’un des plus gros fournisseurs de téléphones portables de tout le pays. Depuis, ma femme et moi vivons toujours à Tsfat, et venons de temps en temps passer un Chabbath chez notre fils et notre belle-fille adorés. Ce qui nous donne l’occasion de rencontrer d’autres personnes aussi charmantes que vous. Quand je vous regarde tous les six, je suis serein, car il est évident que la relève de foyers juifs Cachères est assurée ! Vous êtes magnifiques, je sens beaucoup d’amour et de respect entre chacun d’entre vous. Sur ce, je crois que c’est l’heure d’aller à Min’ha.”

Monsieur Sitbon s’était levé, suivi de son fils et de 'Haïm. J’avais été étonnée de voir que Liel ne les imitait pas. Il leur assura qu’il allait les rejoindre plus tard car il devait accomplir quelque chose de très important juste avant. “Ah mince ! avait réagi ‘Haïm. Le rabbin ce matin m’a demandé de dire quelques mots pour la Séouda Chilchit et je comptais sur le chemin de la syna pour que tu valides mon Dvar Torah parce que je ne suis pas très à l’aise de m’exprimer complètement en hébreu.

– Et si vous m’en parliez à moi directement, le temps que votre frère nous rejoigne?, avait proposé l’invité du jour.

– Vous êtes sûr que cela ne vous dérange pas trop ?

– Pas du tout ! Allons-y ! Mesdames, à bientôt.”

Et tandis que les hommes partaient, Betsabée s’était éclipsée pour me laisser seule dans le salon avec Liel. Je n’allais pas tarder à découvrir qu’Hachem écoute toujours les prières sincères...

Suite à la semaine prochaine...