Jean Cocteau savait-il, lorsqu'il réalisa en 1946 “la Belle et la Bête” à quel point son récit ressemblait à celui de la Méguila ?

Une jeune fille belle et vertueuse accepte de se livrer captive, aux mains d’un seigneur à l’apparence repoussante, pour sauver son père d’une sentence de mort que l’affreux châtelain a décrété sur lui…

On se croirait presque à Suze…


Tâchons de comprendre pourquoi Esther, jeune fille juive de bonne famille, à la tenue exemplaire et aux traits délicats, au caractère raffiné et craignant D.ieu, va devoir se retrouver dans le palais d’un roi étranger et passer par mille embûches et menaces pour sauver son peuple. 

Le salut ne pouvait-il venir qu’ainsi ? En se “sacrifiant” sur l’autel d’un souverain grossier et rebutant ?  

Pour répondre à cette question, qui forme la clef de voûte de Pourim, la fête la plus chargée de sens et de mystère de notre calendrier, celle où le Nom de D.ieu n'apparaît qu'en filigrane, et qui pourtant, disent nos Sages, restera de toute éternité même après que Pessa’h et Kippour auront été abolis, il faut faire un saut en arrière dans notre Histoire, petit flash-back de 3000 ans…

Yoyo en dents de scie

La faute du Veau d’Or a été très abondamment commentée, car elle décrit une situation extrême, de tension, d’affolement, de perte de repères, au moment précis où les Hébreux ont atteint un pic inégalé de rapprochement avec le Très-Haut.

Soudain, alors que le dénouement final est tout proche, que les Juifs ont pu dire “Na'assé Vénichma', c'est-à-dire “Nous ferons Ta Volonté avant même de la comprendre”, atteignant une clairvoyance maximale de la réalité du Divin, et qu’ils réparent alors la faute d’Adam qui avait voulu “repenser” l’ordre de D.ieu, à ce moment, le Satan intervient et leur fait “perdre les pédales”…

La Belle et la Bête

Cette épreuve - un retard supposé de Moché à revenir auprès d’eux - venait en fait tester si leur niveau spirituel avait été bien intégré et ingéré et n’était pas uniquement le fait d’une illumination momentanée, d’une extase passagère. 

Car le Peuple Élu ne peut pas se payer le luxe des caprices mystiques, où comme un yoyo, une fois en haut, il s’envole vers la béatitude, et une fois en bas, il dégringole vers les tourments du doute, au gré de ses humeurs, instable dans sa foi. 

'Am Israël est investi d’une mission historique et universelle : boucler la boucle, en “raccordant” l’humanité à son Créateur, et finalement “re-nouer” avec Lui, ici-bas. Frère aîné, il marche en avant, le Livre du Bien, de la Justice et de la Vérité en main, montrant l’exemple et entraînant les hommes dans son sillon.  

Il faut pour cela avoir la trempe d’un chef, et ne pas s’émouvoir des aléas de la route et de toutes les contrariétés qui se dressent pour nous distraire, nous dépiter, et surtout nous faire douter.  

Panique au Mont Sinaï

Les fabuleuses Dix Plaies, les miracles constants qui accompagnaient les Bné Israël dans le désert, l’Ouverture prodigieuse de la Mer Rouge, et même la vision de l’Éternel apparaissant dans un “sons et lumières” fracassant au Sinaï, n’arrivent pas à contrecarrer l'inquiétude éveillée chez les Hébreux par un simple retard du Prophète : l’angoisse, vague déferlante, nous empoigne, nous prend aux tripes, nous serre la gorge et les tempes, plus forte que tout.

La Belle et la Bête

Car la matière nous aspire, même au lendemain d’une Révélation colossale qui nous mit, presque 4 millions d’individus, face-à-face avec le Saint Béni Soit-Il. 

C’est là notre condition d’humain et de mortel, où le corps et la matière reprennent très vite le dessus, et comme un élastique tendu, qui dès qu'on le relâche, reprend sa forme initiale, l’homme revient à sa dimension physique au grand galop et cherche à s'agripper au concret. 

La Belle contre la Bête

Chaque fois que l'on est tenté par des conclusions “qui s’imposent”, des pronostics logiques, des causes à effet, on choisit le Veau d’Or. Tangible, solide, rutilant, il est très tentant même s’il laisse peu d'espoir. 

C’est le diagnostic d’un docteur, le couperet d’une administration, une “mauvaise” nouvelle, une attente qui selon toute probabilité, ne “se réalisera” jamais : conjoint, naissance, aisance matérielle, que sais-je…

La Belle et la Bête

Et en face, chaque fois que l’on va lutter dans un effort suprême pour ne pas laisser la détermination d’une situation et l'inquiétude qu’elle engendre nous envahir, qu’on se battra pour Le voir au-delà des données et ne pas permettre à la peur de nous submerger, chaque fois qu’on traversera ce rideau de fer qui veut imposer son implacable verdict, on choisit le Mont Sinaï. 


Esther, héroïne infiltrée malgré elle dans une réalité inquiétante de décrets planant sur elle et son peuple, doit percer l’écran des événements qui nous “tombent dessus sans raison”, pour révéler derrière, la Main de la Providence et du Bien Absolu. 

Avec comme seule arme la Émouna, elle affronte la Bête, qui avance, redoutable, avec sa cuirasse de certitudes, de constats et de froids calculs. 

Esther est prête à donner sa vie pour affirmer qu’il n’y a qu’Un Seul Maître des lieux ; alors que la Bête, plaquée d’or et d’arrogance, veut lui imposer une lecture sommaire et terre à terre de la vie.

On trouve dans les versets de l’épisode du Veau d’Or (Exode 32/4), le terme “Eguel Mase’ha” , littéralement “Veau-masque”, “Veau-écran”, qui évoque bien ce terrible courant qui nous tire vers les apparences.

La Belle et la Bête

Épilogue

Encore un mot. Lorsqu’enfin la délivrance, - le nouveau-né, le fiancé, la guérison tant attendue -, arrivera, il faut savoir qu’une petite voix, ténue mais persistante viendra encore nous susurrer : “c’est grâce à l’intervention d’un tel, au diagnostic judicieux de ce spécialiste, à l’investissement au moment opportun dans cette action, que le dénouement heureux a pu avoir lieu ; sans cela, c’en était fait de moi, et pour longtemps !”

À ce moment, il faudra faire appel à Esther, qui totalement immergée dans les règles d’apparat du royaume de Suze, ne fut jamais “bluffée” par les façades, et sut démasquer derrière les événements, Celui qui dirige tout.

La Belle et la Bête

Esther, avec noblesse et humilité, a pénétré un lieu où l'épaisseur de la matière était maximale, gardant le nom de D.ieu sur ses lèvres et dans son cœur. Ses hauts faits seront désormais inscrits dans les chroniques du peuple juif, et elle restera pour ses contemporains et les générations futures, celle qui aura réussi à “introduire” l’Éternel dans le terrestre et le trivial. 

Elle a vaincu la Bête, terrassé le Veau d’Or et rendu Pourim éternel.

Vive la Reine !