« Qu’Hachem, le D.ieu de vos pères, ajoute sur vous mille fois, comme vous, et qu’Il vous bénisse comme Il vous a parlé. » (Dévarim 1,11)

D’après Rachi, les Bné Israël dirent à Moché : « Tu nous as accordé une bénédiction limitée [à 1000], alors qu’Hachem a déjà promis à Avraham que sa descendance serait comme la poussière de la terre, qui est innombrable. » Moché leur répondit qu’il donnait, dans le verset précité, sa bénédiction personnelle, mais que celle faite par Hachem leur serait également accordée. Moché leur expliquait donc qu’il les avait bénis au mieux de ses capacités. Mais on ne comprend pas en quoi cette bénédiction supplémentaire fut bénéfique au peuple juif, s’il avait déjà reçu celle – illimitée – d’Hachem.

Le ’Hatam Sofer[1] précise que Moché testait les Bné Israël. Il voulait savoir pourquoi ils désiraient avoir des enfants. L’individu peut vouloir une progéniture, car elle lui sera utile (dans les travaux de la maison, pour aider à subvenir aux besoins de la famille, pour servir de compagnie et d’assistance dans son vieil âge, etc.). Mais il peut, par ailleurs, désirer mettre des enfants au monde, parce que chaque vie contient une étincelle divine, chaque nouvel être est créé Bétsélem Élokim (à l’image de D.) et constitue un cadeau inestimable de la part d’Hachem.

Ainsi, Moché mit le peuple juif à l’épreuve. Il le bénit en lui souhaitant une progéniture multipliée par mille. Si les Juifs désiraient avoir des enfants pour leur propre bénéfice, ils auraient estimé qu’une telle bénédiction suffisait – plus que cela aurait été inutile, voire une charge trop lourde. Mais ce n’est pas ce qu’ils souhaitaient, car ils demandèrent des enfants « trop nombreux pour être comptés ». Pourquoi voulaient-ils tant d’enfants ? Bien évidemment, ils ne cherchaient pas à satisfaire leurs besoins matériels ou émotionnels, mais visaient la bénédiction illimitée que chaque enfant mis au monde apporte. Ils se prouvèrent ainsi dignes de la bénédiction d’Hachem.

Plusieurs siècles plus tôt, ces attitudes contradictoires opposèrent Yaacov Avinou à son frère Essav. Ce dernier voulait profiter de ce monde tandis que Yaacov aspirait au monde futur. Quand celui-ci revint de son voyage en dehors d’Erets Israël, Essav vint à sa rencontre. Il remarqua immédiatement la famille nombreuse qui suivait Yaacov et lui demanda qui étaient ces personnes. Yaacov répondit qu’ils étaient les enfants qu’Hachem lui avait donnés.

Le Pirké Dérabbi Éliézer[2] détaille ce dialogue entre Yaacov et Essav et nous révèle leur débat sous-jacent. Essav demandait à Yaacov pourquoi il avait tant d’enfants, car ceux-ci représentaient, à ses yeux, le monde matériel ; or Yaacov était censé hériter du monde futur uniquement. Sa question provenait donc de l’idée qu’il se faisait du rôle des enfants – ils sont là pour assister l’individu dans le Olam Hazé. Yaacov répondit qu’il ne partageait pas l’opinion de son frère à ce sujet – les enfants ont une âme, une étincelle divine, ils représentent une opportunité de se rapprocher d’Hachem, de transformer le Olam Hazé en mission spirituelle et de la mener à bien. En revanche, Essav les considérait comme un moyen de profiter de la matérialité (les enfants sont là pour traire les vaches et participer aux nombreuses tâches ménagères qui doivent être quotidiennement remplies).

Les descendants de Yaacov et d’Essav – le peuple juif et le monde occidental – héritèrent de cette différence d’approches. Certes, de nombreux changements survenus dans le monde provoquèrent des distinctions encore plus drastiques à ce sujet. Tandis qu’à l’époque d’Essav, les enfants étaient considérés comme un avantage, comme une aide financière pour la famille, ceci n’est plus le cas de nos jours. Nous ne vivons plus dans une société agricole et au lieu de travailler pour subvenir aux besoins de la famille dès leur plus jeune âge, les enfants passent de nombreuses années à vivre pour eux-mêmes, et à coûter très cher à leurs parents. Ils sont donc considérés comme une lourde charge financière, sans compter le temps passé à s’occuper d’eux ainsi que les soucis qu’ils occasionnent. Il est certainement plus facile d’avoir peu d’enfants, ou de ne pas en avoir du  tout. Quant à ceux qui estiment que les enfants sont de bonne compagnie, ils peuvent facilement satisfaire ce besoin avec des animaux domestiques, moins coûteux et moins tracassants. Ainsi, au fil du temps, le taux de natalité a considérablement diminué dans le monde occidental et continue à dégringoler – la plupart des familles ont deux enfants, au maximum, et il n’est pas rare de rencontrer des couples sans enfants, et ce, de leur plein gré.

Ceci contraste énormément avec la conception du judaïsme authentique. Un Juif pratiquant sait bien que les enfants ne sont pas mis au monde pour son profit, ni pour lui rendre la vie meilleure. Chaque enfant a une mission spirituelle, il a en lui une étincelle divine, et nous a été confié – pour être guidé, pour accomplir la volonté divine, et avoir une part au monde futur. Par conséquent, les familles nombreuses sont bien plus fréquentes dans le milieu pratiquant, bien qu’il soit plus « facile » de vivre avec moins d’enfants.[3]

On dirait pourtant que l’idéologie d’Essav à ce propos s’infiltre parfois chez les Juifs orthodoxes. Un parent oublie parfois l’objectif ultime de sa noble tâche et considère ses enfants comme une source de plaisir. Évidemment, il n’y a rien de mal à se réjouir des réussites de nos enfants, mais si telle est l’attitude générale, nous traverserons inévitablement des périodes difficiles, où les défis liés à l’éducation nous sembleront trop grands. D’ailleurs, Rav Noa’h Orlowek enseigne qu’il ne faut jamais s’imaginer que les enfants sont des « machines à Na’hat », censés nous combler de satisfaction. Non seulement cela nous mènera forcément à certaines déceptions, mais cela va à l’encontre de l’approche prônée par Yaacov Avinou.

Puissions-nous tous mériter de nous inspirer de l’exemple de Yaacov, dans notre rôle de parents.

 

[1] Rapporté par Rav Issakhar Frand.

[2] Rapporté par Rav Issakhar Frand.

[3] Cela ne veut pas dire qu’il ne soit jamais justifié d’avoir recours à des moyens de contraception. Ce n’est pas le sujet développé ici et plusieurs facteurs doivent être pris en compte. Il faudra donc consulter un Rav expérimenté en ce domaine et lui demander conseil.