S'il y a quelque chose que le Serpent originel a réussi à abîmer à très grande échelle, c’est bien le domaine des relations humaines. Et dans ce registre, c’est certainement entre l’homme et la femme que les choses se sont le plus compliquées. Est-ce le revers de l’épreuve qu’Adam et 'Hava n’ont pas réussi à surmonter ? En tous les cas, le venin absorbé continue à se distiller en nous, toujours plus pernicieux. 

Avant la faute, le relationnel était simple. Elle, extraite de lui, partie intégrante de son essence, le complétant, devait être son aide lorsqu’il était méritant, et contre lui lorsqu’il ne l’était pas. La femme était le baromètre et le tuteur de son homme, et nulle part le Texte ne dit qu’elle lui était soumise, inférieure ou dépendante. 

L’art du désordre

L’idylle était parfaite, si ce n’est le Serpent, le plus fourbe des animaux, monstrueux gentleman séducteur, espèce de crocodile monté sur pattes nous disent les commentateurs, qui s’approcha de 'Hava et entra en conversation avec elle. L’ayant surprise dans l’intimité avec son époux, il l’avait désirée, nous révèle Rachi.  

                                            Un homme, une femme

Et nous recevons ici une première indication sur la nature du Mal : ne se suffisant pas de convoiter ce qui appartient à autrui, il cherche aussi à sortir des limites de son genre et aspire à l'humain.

Le Serpent incarne la possibilité de désordre, dans un monde sublimement ordonné. Et c’est paradoxalement ce qui donne sa touche de génie à la Création : sans le potentiel de fauter, nous ne serions que des pantins merveilleux, qui joueraient leur rôle sans surprise dans les décors du Paradis.  

Le fruit est à peine ingurgité, et déjà, Adam désorienté refuse d’assumer son acte. « La femme que Tu m’as donnée, ...et j’ai mangé  (3/12 Béréchit ) ». Insolence, ingratitude, recherche des coupables, refus de se responsabiliser, « ce n’est pas moi, c’est elle », et le couple ne fonctionne plus, parce que la place que spontanément chacun occupait n’est plus claire. 

                                                       Un homme, une femme

« Il s’occupe aussi un peu des finances... !? » 

À part les désordres inhérents aux différences des deux sexes et aboutissant sur des malentendus, le couple est aussi confronté aux menaces du dehors, où certains individus à l'affût, chasseurs chevronnés, passés maîtres dans l’art de la pagaille, déclarent vouloir notre bien et dessiller nos yeux naïfs. Ils feront tout pour nous faire remarquer ce à quoi on ne prêtait que peu d’attention, qui ne nous dérangeait pas foncièrement chez notre conjoint et avec quoi on s’arrangeait plutôt bien. Tapis, aux aguets, ils vont observer attentivement et empoigner le marteau piqueur au moment opportun :

« Ton mari est sorti avec les enfants ? Ah ! Pour une fois ! »  

4 mots. Une intonation. Un petit refrain qui fera son chemin dans nos têtes. 

Mais il y a aussi la version contraire : 

« Ton mari aime la maison, c’est un casanier dans l’âme (constat sans recours !). Il s’occupe aussi un peu des finances, j’espère !? ».

Ou sur l’épouse :

« Ta femme t’a préparé quelque chose à manger avant de sortir ?!... » 

Si on ne met pas très vite le holà, et que ces piques (excessivement venimeuses à long terme) deviennent systématiques, le compte à rebours de la vie du couple a malheureusement commencé. Et ceux qui arriveront à éviter la rupture y perdront beaucoup de plumes.

Insinuations, ingérence, critique, mépris, poussière de médisance, dire sans y paraître : essayez ensuite de parler avec votre conjoint avec bienveillance, alors que le poison commence doucement à faire son effet…

La force du serpent c'est de cibler juste, de trouver la faille, de nous la faire remarquer comme si de rien n’était. Pris de cours par ces techniques déstabilisantes, se demandant si c’est vraiment cela que notre interlocuteur a voulu insinuer, on reste désemparé, avec une étrange sensation de malaise et de colère. 

Déjà dans le désert…

On rapporte que 80 000 jeunes gens (!!!) du nom de Aharon suivirent le cortège funéraire du Grand Prêtre dans le désert, lorsqu’il décéda. En effet, ils furent appelés de son nom en remerciement à la paix qu’il réussit à ramener au foyer de leurs parents, permettant ainsi leur naissance (traité Kalla 70, 3).  

La Torah, merveilleuse de transparence, ne taisant rien des grandeurs et faiblesses de nos ancêtres (je ne suis pas sûre que cette franchise existe dans aucune autre religion…) nous apprend que pendant les pérégrinations des Hébreux, alors que la Révélation venait d’avoir lieu au Sinaï, pas mal d'« accrochages » se produisaient déjà entre maris et femmes. 

Un simple calcul nous permet de dire sans erreur que si pendant 40 ans, le Grand Homme intervint pour 80 000 cas de Chalom Bayit, il s’occupait en moyenne de 6 cas par jour !! 

Le Grand Prêtre venait vers Mme Lévi, dépitée, contrariée, meurtrie, se plaignant que M. Lévi ne la comprenait pas, et lui disait : 

« Tu sais que je viens de parler avec ton époux. Il est malade de t’avoir blessée, il ne sait pas comment te demander pardon, il ne trouve pas les mots, il a pleuré sur mon épaule de désarroi… »

À M. Lévi il disait : « Ta femme t’aime. Elle t’attend. Elle ne sait pas comment te le dire. »

Il allait chercher la paix là où elle se trouvait, emprisonnée dans les cœurs meurtris. Il intervenait, remaniait, arrondissait les angles, rusait, là où le poison avait fait ses dégâts. Aharon avait compris que dans une dispute, le pire est l’image difforme que désormais je crois que l’autre s'est faite de moi. Il s’affairait à convaincre chacun des partis qu’il était toujours aimé, désiré et attendu par son conjoint. 

La seule date de décès signalée dans toute la Torah est celle d’Aharon : le premier jour du mois d’Av, à Roch ‘Hodech. Ni Avraham, ni Its'hak, ni même Moché n'ont eu cet honneur. Car lorsque cet unique et irremplaçable constructeur de ponts, qui savait y mettre des fleurs, rendre beaux les époux l’un aux yeux de l’autre, disparut, quelque chose de la paix quitta définitivement ce monde. 

                                                     Un homme, une femme

Pas étonnant que le peuple entier fut inconsolable, hommes et femmes réunis, et qu’on l'ait pleuré bien au-delà des 30 jours de deuil.  

Faire un pont pour de bon 

Où sont les Aharon, majestueux médiateurs, bienveillants, immensément intelligents qui prenaient à cœur chaque cas, couraient de tente en tente pour recoller les morceaux d’un couple à la dérive, et qui malgré leur colossal travail dans la direction du peuple, réussissaient à trouver du temps pour remettre à flot chaque embarcation?

Sans être pessimistes, soyons réalistes. 

Le désordre est entré en nous. Désormais, nous ne pouvons rien y faire. C’est une deuxième nature. La souillure du Serpent ne disparaîtra qu'à la fin des temps, quand le Machia’h ramènera sur Terre l’ordre initial. Nous avons appris à nos dépens qu'il est possible de détourner l’intention première et si simple d’une situation, d’un objet, d’une pensée, et d’en faire un sujet de dispute. 

Le premier coup de balai à tenter dans ce chaos serait d’abord de démasquer sans pitié les individus aux « bonnes intentions » de notre entourage, qui se permettent des intrusions inadmissibles. Et osons leur donner un nom : celui de grands prédateurs. Un bon diagnostic, c’est déjà un pas vers la guérison. 

Puis, sachons que proche du Dénouement (217 années nous séparent de la date butoir des 6000 ans d’Histoire, d'après le judaïsme), le venin originel libère toute sa toxicité. Le désordre est entré partout : mœurs, genres, relationnel, et même la météo s’y est mise. Le seul mode d’emploi viable du couple, ayant fait ses preuves sous tous les auspices, toutes les civilisations, plus actuel que jamais, est celui proposé par la Torah. 

Et enfin, connaissons notre ennemi : le Serpent n’a pas d’humour. Une dispute qui finit en fou rire et qui mène à la réconciliation, le chagrine grandement. Il déteste également qu’on utilise ses armes : “piquons” lui le scénario du film du soir, et échappons-nous, mari et femme, un bel hiver, mèches rebelles fouettant les visages, vers les plages ventées et désertes de Deauville ou d’ailleurs. Croyez-moi, il mettra longtemps à s'en remettre. 

Et en attendant, à nous les chabadabada

                                                 Un homme, une femme