Anéantissement total ?

Il est une Paracha dans le livre des nombres qui nous parle du Machia’h. C’est la Paracha de Balak, le roi de Moav, qui engagea Bilaam le prophète pour maudire Israël. Comme on le sait, seules de grandes bénédictions sortirent de sa bouche. Sa dernière prophétie concerne la fin des temps et le Machia’h[1]. Comme il est dit: “Je le vois, mais ce n'est pas encore l'heure ; je le distingue ; mais il n'est pas proche : un astre s'élance de Jacob, et une comète surgit du sein d'Israël”[2]. Tout ceci fait référence au Machia’h.

Mais c’est la suite de ce verset qui va présentement nous intéresser : “(Il) écrasera (Karkèr) les sommités de Moav et renversera tous les enfants de Chèt”. Chèt étant le troisième fils d'Adam, et par voie de conséquence l’ancêtre de toute l’humanité[3]. Dans notre contexte, cela fait donc référence aux Nations du monde.

Ibn Ezra interprète ce terme de “Karkèr” (קרקר) comme étant à rapprocher d’une racine signifiant détruire, briser[4]. On parle donc bien d’une destruction, d’une extermination de toutes les nations.

En effet, si on veut un peu se pencher sur les termes exacts du verset, on verra que l’on parle de “tous” les enfants de Chèt (כל בני שת), sans exception.

Bon, pour dire la vérité, se focaliser uniquement sur cette exégèse n’est pas très honnête intellectuellement. En effet, il existe une autre interprétation de ce verset :[5] on ne parle tout simplement que de la domination du roi Machia’h sur la terre entière et pas d’extermination de masse. Ouf !

Il semblerait donc que nous nous trouvons devant deux commentaires antinomiques. Mais est-ce vraiment le cas ? Faut-il prendre au sens simple ce que nous dit Ibn Ezra? Il semblerait que non. En effet, cette prise de position soulève tout de même quelques questions.

Tout d’abord, l’extermination de toutes les nations est en totale contradiction avec de nombreuses prophéties mentionnant les Goyim à la fin des temps. Par exemple au début du livre d’Isaïe[6]:

« Il arrivera, à la fin des temps, que la montagne de la maison du Seigneur sera affermie sur la cime des montagnes et se dressera au-dessus des collines, et toutes les nations y afflueront. Et nombre de peuples iront en disant: "Or çà, gravissons la montagne de l'Eternel pour gagner la maison du D.ieu de Jacob, afin qu'il nous enseigne ses voies et que nous puissions suivre ses sentiers, car c'est de Sion que sort la doctrine et de Jérusalem la parole du Seigneur. »

Et à la fin du même livre[7]:

« Quant à moi, en raison de leurs actes et de leurs pensées, [je juge que le temps] est venu de rassembler tous les peuples et tous les idiomes, pour qu'ils arrivent et soient témoins de ma gloire. »

Ou bien encore dans Tséfania[8]

« Mais alors aussi je gratifierai les peuples d'un idiome épuré, pour que tous ils invoquent le nom de l'Eternel et l'adorent d'un cœur unanime. »

Il existe dans le Talmud[9] également une discussion à ce sujet à propos du verset de Zacharie[10]:

« Et il arrivera que, dans tout le pays, dit l'Eternel, deux tiers seront retranchés et périront, et qu'un tiers seulement y restera en vie. »

Les Sages discutent pour savoir de quoi il s’agit. On ne peut ici entrer dans tous les détails de cette discussion, mais l’un des points de désaccord est de savoir si les Goyim feront aussi parti du tiers restant. Rabbi Yohanan affirme que oui contrairement à Rech Lakich[11]. Mais nous verrons que ce dernier avis n’est pas à prendre au pied de la lettre.

Ce sujet est également traité dans la Halakha. En effet le Rambam lui-même écrit :

« Il (le Machia’h) corrigera le monde entier pour servir D.ieu ensemble, ainsi qu'il est dit "alors je donnerai aux peuples un langage clair pour qu'ils invoquent le nom de D.ieu et pour le servir d'un même élan. »

Il ne s’agit plus là de l’interprétation de versets ou de Midrachim abscons mais bien d’une décision halakhique !

Maintenant, vous me direz c’est bien joli tout ça, mais on a des textes clairs qui parlent de massacre en masse. Qu’en fait-on alors ? Je vous répondrais que comme tout sujet de Torah, on se doit d’analyser en profondeur tous ces aspects avant de tirer de hâtives conclusions.

Le Machia’h, la délivrance d’Israël et tout ce qui tourne autour sont-ils des sujets qui diffèrent de Chabbath ou de la Cacheroute?

Ainsi, lorsqu’on lit un verset comme celui-ci[12]:

« Et il arrivera que, dans tout le pays, dit l'Eternel, deux tiers seront retranchés et périront, et qu'un tiers seulement y restera en vie. »

Et que l’on étudie la discussion talmudique qui s'ensuit, peut-être est-il nécessaire de s’arrêter un peu et de se poser des questions. Par exemple : il est écrit que la miséricorde Divine s’étend à toutes ses créatures[13]. Comment donc concevoir que seront anéanties toutes les nations comme il semble ressortir de la discussion talmudique précitée (au moins pour un des avis) ?

Est-ce cela la miséricorde divine ?

Il faut donc trouver d’autres explications. L’une d’entre elles serait que l’on ne parle pas d’un génocide planétaire mais d’un arrêt de la natalité. Par la force des choses, les nations disparaîtraient[14].

(En passant, cela ne semblerait pas déranger bon nombre de pays occidentaux touchés par une décroissance démographique.)

Malgré tout, cette explication n’est pas satisfaisante. Il est bien dit que “Je donnerai aux peuples un langage clair pour qu'ils invoquent le nom de D.ieu et pour le servir d'un même élan” ; pour quelle raison devraient disparaître tous ces serviteurs de D.ieu?

Qui plus est, il est écrit[15] :

« Des rois seront tes nourriciers, et leurs princesses tes nourrices; leur front jusqu'à terre se courbera devant toi, et ils baiseront la poussière de tes pieds. Et tu reconnaîtras que je suis l'Eternel, qui ne trompe jamais l'attente de ceux qui espèrent en moi. »

Et Rech Lakich, qui comme on l’a vu plus haut considère que les Goyim ne feront pas partie du tiers restant de déclarer[16] : “celui qui fait attention à la Mitsva des Tsitsit méritera 2200 serviteurs” !

Une Guéoula aussi pour les Nations ?

Il est donc bien évident que l’on ne parle pas d'anéantissement des nations. Toutes ces sources parlent en fait de leur statut lors de la Délivrance finale.

La question en fait, est de savoir si la Délivrance dans le monde englobant aussi les nations sera accessoire à celle d’Israël ou bien est ce que cette Guéoula sera ressentie par les nations en tant qu'événement les touchant particulièrement.

Expliquons-nous.

On peut considérer la Délivrance future de deux manières.

1. Machia’h et tous les dévoilements divins qui s’en suivent n’existent que pour Israël afin qu’il puisse étudier la Torah et accomplir les Mitsvot sans être dérangés. Par voie de conséquence, il est donc nécessaire que le monde entier soit un havre de paix, épuré du mal. Un monde où les nations aident Israël dans sa mission mais n’ont pas vraiment de part dans cette Délivrance.

2. Mais l’on peut aussi voir la Délivrance du monde non pas juste comme une condition nécessaire à la tranquillité d’Israël mais comme un événement touchant chaque détail de la Création en particulier. Le monde entier ressent alors que le but ultime de sa création et de sa délivrance se trouve être sa purification et son élévation spirituelle.

Ces deux visions peuvent être retrouvées dans les différentes interprétations des sources bibliques et talmudiques que nous avons précédemment citées.

Si l’on voit la Guéoula du monde comme n’étant qu’accessoire à celle d’Israël, alors l’existence des nations, et même des individus en tant qu’entités indépendantes est tout bonnement abrogée. C’est ce à quoi fait allusion l’expression du verset (ils) seront retranchés et périront, en tout cas pour l’un des avis rapporté par la Guémara.

Par contre, on peut considérer que la Délivrance future sera un événement perçu comme faisant sens aussi pour les nations et leur élévation spirituelle. Elles ne perdront pas alors leur spécificité intrinsèque. C’est cette vision des choses qu’exprime le Targoum en traduisant l’expression : le Machia’h règnera sur eux. En d’autres termes, les nations restent ce qu’elles sont mais sous l’autorité du Roi Machia'h. C’est également ce que veut dire Rabbi Yoh’anan en réponse à Rech Lakich “Il n’est pas agréable pour leur Maître (D.ieu) que tu t’exprimes de la sorte”. Pour Rabbi Yoh’anan il est évident que D.ieu désire que toutes ses créatures profitent des dévoilements spirituels de la Délivrance, c’est pour cela qu’il considère que les nations seront aussi incluses dans le “tiers qui restera”.

Quelle vision de la Guéoula prévaudra?

Il semblerait bien que la Halakha ait tranché. Le Rambam décrit la Délivrance du monde comme un sujet en soi en non pas comme accessoire à celle d’Israël, comme on le voit à la fin du chapitre 11 :

Il corrigera le monde entier pour servir D.ieu ensemble, ainsi qu'il est dit « alors je donnerai aux peuples un langage clair pour qu'ils invoquent le nom de D.ieu et pour le servir d'un même élan »

Ainsi qu’au début du Chapitre 12:

« Israël résidera en paix parmi les méchants du monde… Alors tous retourneront à la Loi de Vérité et cesseront de voler et de détruire. Ils vivront paisiblement des choses permises, avec Israël. »

Puis, à la fin du chapitre :

“Le monde entier ne s'occupera que de la seule connaissance de D.ieu.”

Mais alors une question se pose. Le Midrach affirme que D.ieu n’a créé le monde que pour Israël et la Torah. Ainsi, même si la Délivrance aura un impact direct sur le reste de l’humanité comme on l’a vu, quel avantage cela apportera à Israël, but ultime de la Création ?

En fait, si le monde idéal de la Délivrance n’était que la conséquence de la soumission des nations à Israël et pas une conscience profonde de la nature de cette Délivrance, celle-ci ne pourrait être parfaite, même pour Israël. En effet, la plénitude et la perfection des dévoilements divins de la Guéoula ne peuvent exister qu’à la condition que le monde entier ressente profondément la Royauté divine. C’est ce qu’on appelle “Dira Bata’htonim”, le fait que D.ieu désire habiter dans ce monde inférieur et matériel. Pour que ceci se réalise pleinement, il est nécessaire que tous les niveaux de la création ressentent parfaitement cette Royauté divine.

Puissions-nous voir la réalisation de tout cela rapidement et de nos jours.

D’après une étude du Rabbi de Loubavitch.


[1] Voir Targoum Ounkelos et Yonatan sur Nombres 24,14 ainsi que le Ramban à la même référence.

[2] Voir Abrabanel et Or haH’aïm à la même référence.

[3] Voir Rachi.

[4] D’après Isaïe 22,5.

[5] Voir Targoum Ounkelos.

[6] Isaïe 2,2.

[7] Ibid 66,18.

[8] Tséfania 3,9.

[9] Sanhédrin 111a.

[10] Zacharie 13.8.

[11] Il existe une discussion chez les commentateurs du Moyen-Age sur la signification de cette Guémara. La discussion sur les “deux tiers retranchés” porte-t-elle sur les nations (Yad Rama) ou bien également sur le peuple d’Israël (Rachi, Maharal). De toute manière, selon tous les avis, il semble que Rech Lakich considère que les Nations disparaîtront.

[12] Zacharie 13.8.

[13] Psaumes 145.9.

[14] Et on ne peut objecter que cela est aussi contraire au principe de la miséricorde divine universelle. En effet, la capacité à engendrer sans fin de l’humanité, composée par définition de créatures limitées, est un don divin, un don dont ne bénéficient même pas les anges. Retirer ce potentiel ne serait qu’un retour à un état normal et naturel pour des créatures limitées.

[15] Isaïe 49.23.

[16] Traité Chabbath 32b.