Avec la Paracha de Pin'has, nous nous approchons encore davantage de l’entrée des enfants d’Israël en Erets Israël, et une question se pose avec encore plus d’acuité : qui succèdera à Moché Rabbénou ? Qui guidera les enfants d’Israël lorsqu’ils entreront en terre « promise » ?
Hachem rappelle ainsi, dans notre texte, à son fidèle serviteur, Moché Rabbénou, qu’il ne traversera pas le Jourdain « Toi aussi tu seras réuni avec ton peuple » (Nb 27, 13).
Pourtant, en ces heures si solennelles, Moché ne se préoccupe pas de son avenir personnel, mais il s’inquiète pour son peuple, et il formule cette demande au Maître du monde « Que l’Éternel, D.ieu des esprits de toute chair, désigne un homme sur cette communauté, afin que le peuple de l’Éternel ne soit pas comme des brebis sans berger. » (Nombres 27, 16-17)
Le Midrach révèle un questionnement implicite derrière cette demande. En effet, cette requête intervient juste après le plaidoyer des filles de Tsélof'had, demandant à hériter de leur père, bien qu’il n’ait pas de fils. Et D.ieu accède à leur requête. Aussi, Moché, à son tour, formule une demande, pensant intérieurement « Si elles héritent, pourquoi mes propres enfants ne pourraient-ils hériter de ma fonction ? » (Midrach Rabba). Mais D.ieu lui répond : « Celui qui garde le figuier mangera ses fruits. » (Proverbes 27, 18) Ce ne sont pas tes fils, mais Yéhochou'a, ton élève dévoué, qui te succèdera.
Ce refus marque une tragédie personnelle pour Moché. Mais il inaugure une promesse pleine d’espoir pour Israël.
La Torah affirme ici une vérité révolutionnaire : la couronne de la Torah n’est pas une affaire de lignage, mais de mérite. Le leadership spirituel ne s’hérite pas. Il se conquiert. Il ne suffit pas d’être le fils de Moché Rabbénou pour porter sa mission. Il faut, comme Josué, l’avoir méritée.
La tradition en fait un principe fondamental. Maïmonide le résume ainsi :
« Israël a été couronné de trois couronnes : la royauté, donnée à David ; la prêtrise, donnée à Aharon ; et la Torah — offerte à tous. Que quiconque la désire vienne la prendre. » (Hilkhot Talmud Torah 3:1)
Il y a dans cette affirmation une espérance radicale. Dans un monde où les titres, les privilèges et les fonctions se transmettent par le sang ou le pouvoir, la Torah vient dire : tout homme, toute femme, tout enfant d’Israël, riche ou pauvre, érudit ou débutant, peut prétendre à la grandeur. À condition de l’aimer, de la servir, de la rechercher authentiquement.
Les Maîtres du Talmud vont encore plus loin et s’interrogent : « Pourquoi les enfants des Sages ne deviennent-ils pas toujours des sages ? » Et la réponse est saisissante : « Afin qu’on ne dise pas que la Torah est un héritage. » (Nédarim 81a)
C’est ainsi que, comme le remarque Rav Jonathan Sacks, nous pourrions concilier deux enseignements qui pourraient paraître contradictoires. D’une part, le texte biblique nous dit « Moché nous a donné la Torah comme héritage [Moracha] de l'assemblée de Ya'akov » (Deut. 33:4), et d'autre part, les Sages insistaient sur le fait que la Torah n'est précisément pas un héritage : « R. Yose disait ainsi : « Préparez-vous à étudier la Torah, car elle ne vous est pas donnée comme un héritage [Yéroucha]. » (Michna Avot 2:12)
En hébreu, il existe deux termes pour désigner un héritage : Yéroucha/Moracha et Na'hala. Na'hala est lié au mot Na'hal, « rivière », il évoque une transmission linéaire et naturelle d’une génération à l’autre, comme un cours d’eau. En revanche, le mot hébreu « Moracha », qui signifie également « héritage », peut se lire « Mé'orasa » : fiancée. En ce sens, on peut comprendre que la Torah n’est pas un héritage passif. Elle est une fiancée à laquelle il faut se lier par amour, par fidélité, par effort.
La Torah n’est pas donc une rente automatique, un privilège que l’on se transmet de droit. Elle se conquiert par son mérite.
C’est cette promesse, cette invitation à conquérir sa part dans la Torah, qui fonde la force d’espérer du peuple juif. Moïse, en acceptant que Yéhochou'a — et non ses fils — lui succède, ancre une idée décisive : le leadership dans le judaïsme n’est pas une fonction héréditaire, mais une vocation accessible à tous.
La royauté et le sacerdoce ont disparu avec le Temple. Mais la couronne de la Torah, elle, reste. Elle circule de main en main, de génération en génération, ouverte à quiconque se lève, étudie, enseigne, et fait rayonner la lumière de la sagesse divine.
C’était là, le sens de cette interpellation de Moché lorsque lorsque Eldad et Medad se mirent à prophétiser dans le camp : « Que tout le peuple de l’Éternel soit prophète, que D.ieu mette son esprit sur eux ! » (Nb 11:29)
Tel est l’espoir véritable : non celui de remplacer un pouvoir par un autre, mais celui d’ouvrir l’accès au sacré au plus grand nombre, de faire des enfants d’Israël une nation de prophètes en devenir. Une société où l’honneur se mesure non à l’héritage reçu, mais à l’effort consenti, et au mérite personnel.
À travers cette page de la Torah, le judaïsme nous dit que nul n’est enfermé dans son origine. Nul n’est disqualifié par son passé. La grandeur n’est pas assignée à résidence. Elle s’offre à qui se lève tôt, reste tard, apprend avec patience et enseigne avec amour.
C’est cela, l’héritage précieux que l’Éternel nous a transmis à travers Moché Rabbénou : chacun peut porter, s’il le désire, la couronne de la Torah.




