Dans l’épisode précédent : Pour la première fois, Marion venait de passer un vendredi soir complet chez la famille Bismuth. Elle qui n’avait jamais connu la chaleur que pouvait dégager une famille unie autour d’un repas était conquise, voire totalement tombée amoureuse de cette nouvelle formule de vie qui s’imposait un peu comme une évidence pour elle. Après une conversation-confidence avec Ilana, notre jeune fille était bien décidée à elle aussi lui apporter son aide dans un domaine dont Ilana ne voulait plus entendre parler. À savoir; son rêve d’intégrer un séminaire pour filles très select en Angleterre.


C’est dans le silence de la nuit, bercée par des images plein la tête de salades marocaines qui valsaient à travers la table, avec pour fond sonore les rires et les conversations plus intéressantes les unes que les autres que je m’endormais profondément.

Au petit matin, lorsque je m’étais réveillée par le chant des oiseaux (chose qu’il m’était impossible d’entendre du haut de ma petite chambre de bonne sous les toitures de ce bel immeuble Haussmannien dans lequel j’avais la chance d’habiter), je mis du temps à réaliser où je me trouvais. C’était le bras d’Ilana sur ma tête qui m’avait vite remis les idées en place. Délicatement, j’avais repoussé son bras pour ne pas la réveiller. Au bout d’un moment, n’arrivant plus à me rendormir, je décidais de me lever pour de bon et d’aller faire ma toilette matinale. En parcourant le couloir, je tombais sur la mère d’Ilana qui me proposait de la rejoindre au rez-de-chaussée pour un petit déjeuner « entre filles ».

Je trouvais l’idée très sympathique et me hâta de la rejoindre. En arrivant dans la cuisine, je fus happée par une odeur que je n’avais jamais sentie auparavant. J’essayais de deviner d’où provenait ce délice. Je décidais de me laisser guider par cet effluve et atterris droit devant une énorme marmite marron recouverte d’une sorte de couverture !

Comme si madame Bismuth avait lu mes pensées, elle répondit à la question que je me posais mentalement :

– C’est de la Dafina. Un plat typiquement marocain qui est assez répandu dans notre communauté juive Séfarade, car il a la particularité d’être encore meilleur lorsqu’on le laisse toute la nuit mijoter sur une plaque chauffante. Plus ce plat est cuit, plus la saveur des ingrédients n’en est que meilleure !

– Ça a l’air délicieux ! J’en ai l’eau à la bouche. Mais ce n’est pas dangereux de laisser cette plaque électrique comme ça pendant toute une nuit sans surveillance ?

– Non. En revanche, il faut juste faire attention lorsque l’on a des enfants en bas âge qui se trouvent à proximité. Dans ce cas-là, il faut la poser dans un endroit où ils n’auront pas accès, ils risqueraient de se brûler, effectivement. Hier, juste avant l’allumage des bougies, j’ai pris soin de tout poser dessus. Tu veux du thé ?

– Oui, volontiers. Merci.

Pendant que la mère d’Ilana se dirigeait vers une grande bouilloire fumante pour remplir ma tasse, elle m’informa que son mari et son fils étaient partis tôt à la synagogue pour écouter la prière et la Torah.

– Écouter la Torah ? Votre Bible à vous, c’est ça ?

– Oui, exactement !

– Mais pourquoi avoir besoin de l’écouter le samedi précisément ?

– Pas que le samedi, nous avons besoin d’écouter notre Torah minimum trois fois par semaine, sinon, nous avons tendance à tout oublier.

– Vous allez à la synagogue trois fois par semaine ! Moi qui grognais ma messe du dimanche !

 – Cette loi s’adresse plutôt aux hommes qui ont l’obligation de l’entendre le lundi, le jeudi, et le samedi.

– Pourquoi pas les femmes ?

– Ah ! Les femmes, c’est une autre histoire ! Nous avons la particularité d’avoir une connexion directe avec notre D.ieu, notre Créateur ! Nous pouvons Lui parler à toute heure de la journée, quand cela nous chante !

– C’est génial ! À vous entendre, c’est comme si vous aviez une ligne directe. Mais j’y pense, moi, je ne peux pas lui parler…

 – Et pourquoi donc ?

– Je ne suis pas juive…

– Et alors ? Cela ne change rien ! Tu n’as pas besoin d’appartenir à une religion en particulier pour avoir une connexion avec D.ieu.

– Je suis d’origine catholique, mais il est vrai que je ne parle pas beaucoup à D.ieu.

– Tu peux lui parler quand ton envie se manifeste. Viens, je te coupe un peu de pain pour accompagner ton thé. On pourra continuer de papoter le temps que notre marmotte d’Ilana se réveille.

Pendant que je regardais madame Bismuth découper des tranches, je trouvais que sa façon de faire, ses gestes étaient tendres et attentionnés à la fois, puis, sans le voir venir, un sentiment bizarre m’avait pris soudain à la gorge. Cette boule d’émotion que j’avais ressentie en la voyant faire, menaçait de se transformer en larmes si je ne m’étais pas reprise à temps. Cet instinct maternel m’entourait de cette même chaleur que j’avais ressentie la veille, lors du repas familial.

Une fois qu’elle m’avait servie, elle vint se poser à son tour en face de moi, et c’est en silence que nous buvions nos breuvages. Au bout d’un moment, elle me regarda droit dans les yeux et me dit :

– J’en profite que nous soyons toutes les deux pour te dire à quel point je suis reconnaissante que tu sois amie avec ma fille.

– C’est normal. J’ai beaucoup de chance de l’avoir trouvé à la faculté.

– Tu sais, quand Ilana était venue me voir pour me parler de son désir d’aller à l’université, j’étais inquiète. L’année dernière a été une année très difficile pour ma fille, car, à la base, ce n’était pas du tout prévu qu’elle choisisse ce cursus.

– Je suis au courant…

– Ah, très bien ! Je suis soulagée qu’elle se soit confiée à toi.

– En parlant de cela, je voulais savoir si on pouvait peut-être trouver un moyen pour qu’elle n’abandonne pas ses projets d’avenir.

– Disons que nous sommes en début d’année et que toutes les inscriptions sont faites depuis un moment.

– Nous pouvons postuler pour une nouvelle inscription en janvier. Il y a sûrement une deuxième rentrée ?

– Cela m’étonnerait, et puis, telle que je connais ma fille, elle ne supportera pas que nous ayons osé nous immiscer dans sa vie.

– Je comprends, mais qui ne tente rien n’a rien. Je propose que l’on pose une nouvelle fois sa candidature sans le lui dire : si cela ne marche pas, elle n’en saura rien. Si cela marche, je vous fais la promesse de lui en parler moi-même.

La mère d’Ilana prenait quelques secondes pour réfléchir à ma proposition, et c’est en reposant sa tasse sur la soucoupe qu’elle me répondait :

– Oui, tu as raison ! Faisons ça. Je voudrais tellement qu’elle entame les études supérieures qu’elle avait choisi dès le départ.

Et, observant à la dérobée Madame Bismuth, je concluais qu’elle avait vraiment l’air sincèrement soucieuse du bonheur de sa fille, mon coeur se remit à serrer dans ma poitrine avec la même sensation de jalousie quelques minutes plus tôt. Je n’avais jamais vu ma propre mère se soucier avec autant de passion de ma sœur ou de moi-même ! Je ne pouvais faire que le constat que ma nouvelle amie était tombée dans une famille aimante, gentille, et très attentionnée. Elle avait de la chance d’être si bien entourée, si j’avais la même mère, je serais déjà très heureuse d’être aussi riche d’amour...

Et puis, une idée folle a commencé à germer dans mon esprit : et si…. Et si… plus tard je devenais cette maman-là. Ce qui fut étrange, c’était qu’avant ce moment, je ne m’étais jamais projeté en tant que mère. Je n’avais carrément jamais songé à avoir des enfants ou à fonder ma propre famille, mais je me disais qu’au lieu de m’apitoyer sur mon propre sort et faire la liste de ce que je n’avais pas eu, pourquoi ne pas voir plus loin. Je n’ai jamais pensé que les choses se faisaient par hasard, si aujourd’hui je me retrouvais assise à cette table, c’était le signe que je devais ouvrir mon esprit et m’inspirer de cette magnifique famille.

Nous finissions le petit-déjeuner, perdues chacune dans nos pensées, quand Ilana débarqua en trombe dans la cuisine.

– Ah, vous êtes là ? Fallait me réveiller Marion, je serais descendu en même temps que toi, parce que là, tu as dû te farcir ma mère toute seule !

– Se farcir ta mère ? C’est comme ça que je t’ai éduqué, ma fille. Eh bien bravo !

Mère et fille partirent d’un grand rire complice. Soudain, mon regard s’attarda à une chaîne que mon amie avait passée autour du cou avec le même symbole que j’avais vu sur Sacha, une semaine auparavant. J’attendais qu’elles finissent de rire pour demander, plus qu’intriguée, ce que cela signifiait.

– Mon étoile de David ? C’est un symbole que nous, les juifs, portons souvent. Ma mère m’a raconté que la Maguen David est devenue internationalement connue quand le mouvement Sioniste a été formé juste après l’affaire Dreyfus. J’imagine que tu as déjà entendu parler de cette affaire de grave antisémitisme français et du fameux « J’accuse » d’Émile Zola !?

– Je crois que ça me dit vaguement quelque chose… Mais pourquoi c’est fait avec deux triangles à l’envers ?

– Parce que l’un est dirigé vers le haut, et l’autre vers le bas. Ce qui représente assez bien l’histoire de mon peuple, dit le peuple juif. Si un jour l’envie te prenait de lire ce que nous avons vécu au fil des siècles, tu verras que nous rencontrons toujours des périodes avec des hauts et des bas. Cependant, nous survivrons toujours, car D.ieu a promis de nous sauver, quoi qu’il arrive ! On dit aussi que celui qui tombe très bas pourra toujours se rattacher à l’une de ses branches qui représentent la Torah, même quand celui-ci n’a plus confiance en lui et se croit perdu.

– Eh ben ! C’est super beau comme explication ! Par contre, je ne pense pas pouvoir la redire tout comme toi, si quelqu’un vient à me reposer la question, un jour. Comment tu as acquis toute cette connaissance ?

– Mon papi Samuel était prof d’histoire juive. Quand nous étions petits, avec Alexandre, il nous a appris beaucoup de choses. Il pouvait nous raconter pendant des heures l’histoire de nos patriarches.

– C’est fascinant !

– Grave ! Bon, c’est pas tout, mais je te propose qu’on aille s’habiller pour aller rejoindre mon père à la syna. Dans combien de temps tu penses être prête ?

– Donne-moi dix minutes.

– Super !

Tout en m’habillant, je n’avais pas encore conscience que ce que j’avais éprouvé un peu plus tôt sur mes nouvelles perspectives allait être le début d’une renaissance.

Elle allait bientôt commencer grâce à une rencontre qui allait bouleverser ma vision du monde : ma rencontre avec la Torah que D.ieu a donné aux juifs…

La suite la semaine prochaine.