Dans l’épisode précédent : notre jeune étudiante, Ilana, a proposé à sa nouvelle amie Marion, de passer un Chabbath chez elle. En échange, elle lui livrera quelques confidences sur ses années lycée… Je vous laisse découvrir la suite.


Ce soir-là, un peu avant que la nuit ne tombe, je me dirigeais vers l’adresse qu’Ilana m’avait donnée. Je pressais le pas, car elle avait bien insisté sur le fait que je devais arriver avant 19h02, précisément !

– Pas une minute de plus, je t’en prie. C’est très important !

Je n’avais pas posé plus de questions que cela, car je ne voulais pas commettre d’impair. J’étais assez curieuse et nerveuse à la fois, à l’idée de passer une partie du week-end, dit le Chabbath, chez elle. J’avais pris soin de bien retenir le terme pour ne pas paraître complètement inculte en compagnie de la famille d’Ilana.

Depuis que j’avais accepté son invitation, cinq jours plus tôt, je m’étais encore plus documentée sur le sujet. Pas de la même façon que la dernière fois, en m'approvisionnant d’ouvrages provenant de la librairie pour laquelle je travaillais, car le choix était assez restreint. J’étais partie dans une librairie spécialisée, dite juive, qui offrait un panel de bouquins plus qu’instructifs, pour une ignorante comme moi, qui avait soif d’en savoir plus.

Cela me semblait assez hallucinant que des personnes saines d’esprit, voire plutôt modernes, arrivent à se passer pendant plus de vingt-cinq heures de tout ce que le confort du vingtième siècle pouvait proposer. Surtout que cette tradition est basée sur le respect d’une loi vieille de 3500 ans (voire plus).

J’étais avide de savoir concrètement comment cela aller se dérouler, même si, pour être honnête, mes motivations pour passer une soirée et une nuit chez mon amie ne s’arrêtaient pas là. Ilana m’avait promis de me raconter une histoire qui s’était passée dans son ancien lycée, où il y avait justement Sacha et sa bande.

C’est en repensant à eux que je sonnais devant leur maison.

De l’extérieur, leur habitation m’avait paru impressionnante, mais, une fois à l’intérieur, accueillie par le sourire chaleureux de la mère d’Ilana, madame Bismuth, j’oubliais la maison pour me concentrer sur cette femme qui m’autorisait d’emblée à l’appeler directement par son prénom, Séphora. Ce qui m’a mis tout de suite à l’aise, mais pas seulement… une odeur délicieuse embaumait le vestibule jusque dans la pièce principale. Je regardais autour de moi assez émerveillée de voir qu’une magnifique table, composée de sept couverts, était déjà dressée. Waouh ! À part pour les fêtes de fin d’année, je n’avais jamais vu un couvert aussi soigné. Je complimentais la maîtresse de maison sur la déco, la table, et surtout cette odeur enivrante qui provenait sûrement de la cuisine. Elle me gratifia d’un sourire bienveillant et appela sa fille :

- Ilana, ta copine est arrivée !

J’entendis au loin les pas précipités de mon amie qui dévala les escaliers à toute vitesse pour venir à ma rencontre. Elle me serrait dans ses bras et m’indiquait, comme si c’était la chose la plus normale du monde, que nous n’allions pas tarder à allumer les bougies pour accueillir le Chabbath. Je répondais un vague : “Euh... d’accord”.

Alex, le grand frère, arrivait à son tour pour me dire bonjour, suivi très vite de son père et de ses petites sœurs, qui arrivaient également pour me souhaiter la bienvenue.

J’ai tout de suite été enveloppée d’un halo chaleureux en me disant que, pour la première fois de ma vie, j’aurais adoré avoir un schéma familial similaire. Non pas que je faisais un comparatif avec le mien... quoi que... bien sûr que je faisais un comparatif avec le mien ! Je ne me rappelle même plus la dernière fois que mes parents se sont levés de notre canapé pour me souhaiter la bienvenue ou recevoir qui que soit. En arrivant dans cette famille juive totalement inconnue, j’avais la sensation de ne pas être… transparente ! C’est exactement la sensation que je ressentais quand j’étais chez moi, que je sois à la maison ou pas, tout le monde s’en fichait !

Sans plus tarder, la mère prit un chiffon, ou une sorte de foulard, je ne saurais être plus précise, et le posa sur sa tête avant de réciter des mots devant deux bougies posées sur une petite table. Fort heureusement, j’avais lu avant de venir que cette langue étrangère était de l’hébreu. Je ne compris pas un traître mot, mais, une fois prononcés, tout le monde se souhaiter mutuellement des : “Chabbath Chalom ! Chabbath Chalom !”

À tout va ! Les bises fusèrent de toute part ! À force, j’en avais les joues rosies par tant de chaleur humaine concentrée dans une même pièce. Et puis, d’un coup, un sentiment que je n’aurais jamais soupçonné ressentir est venu de nulle part : j’ai commencé à être jalouse ! Oui, je l’avoue, très jalouse même ! À cet instant, me surprenant moi-même, je ressentais de la jalousie pure et dure envers Ilana.

Je trouvais injuste qu’une fille qui avait le même âge que moi ait grandi entourée d’autant d’amour. Je me détestais d’éprouver ce sentiment purement puéril et bête ! Parce que si je commençais à raisonner de la sorte en cloisonnant ce qui était juste ou injuste dans ce monde, je n’en finirais jamais ! D’autant plus que je me sentais drôlement coupable vis-à-vis de ma propre famille. Si je restais objective, il ne fallait pas que j’exagère non plus, chez moi, on ne peut pas dire que j’avais manqué de quoi que ce soit matériellement parlant. Très vite, je me raisonnais pour faire taire cette chose négative afin de profiter du moment que l’on m’offrait.

Quelques minutes plus tard, nous passions à table. Je fus émerveillée de voir autant de salades posées les unes à côté des autres. De nature assez difficile, je ne m’aventurais jamais vers des mets que je ne connaissais pas. Mais là, ce fut trop tentant ! Je n’ai pas résisté longtemps devant ces mélanges qui venaient, selon les explications d’Alexandre, du Maroc et de la Tunisie, pays d’origine de ses grands-parents. Ce qui rendait tout de suite les choses beaucoup plus attrayantes d’exotisme. À travers ce que je goûtais, j’eus la sensation de voyager en plein Orient.

Involontairement, je fis un comparatif avec ce que je mangeais chez mes parents : la traditionnelle salade verte, les tomates coupées en rondelles, et le yaourt 0% ne faisaient clairement pas le poids face à ces artichauts farcis au citron confit. C’est sûr que, de temps en temps, nous avions le droit à des repas un peu plus élaborés, surtout lorsque mamie venait nous rendre visite le dimanche.

Je n’imaginais même pas que l’on pouvait vivre autrement. Quand Séphora apporta son Tajine d’agneau et nous servit chacun une assiette bien plus grosse que ce que les restos peuvent proposer, je ne pus m’empêcher de dire à la ronde :

– Avec une cuisinière pareille, plus besoin d’aller au McDo pour s’enfiler un Big Mac !

Sans le vouloir, ma réponse avait jeté comme un malaise, mais Ilana a su vite briser ce silence gênant qui s’était installé :

- Eh ma belle ! Depuis cinq ans, on n’a plus mis les pieds au McDo, parce qu’on a tous décidé de manger strictement Cachère, mais je te rassure, avant, nous mangions des tonnes de filet au Fish. Et puis, ne te méprends pas, maman ne nous fait pas des repas comme celui-là tous les soirs ! T’imagines ! On serait tous des gros patapoufs, sinon ! C’est vraiment en l’honneur de Chabbath.

Ilana poursuivit la discussion sur un documentaire qu’elle avait vu sur un homme qui avait fait l’expérience de se nourrir uniquement de nourriture provenant de fast-food pendant trente jours. Au préalable, il avait fait des tests sanguins pour comparer l’avant/après ! Il ne fallait pas être devin pour deviner que ses résultats allaient être plus que catastrophiques.

S’ensuit des conversations sur le sujet, et bien d’autres encore qui se prolongèrent jusqu’au dessert !

À la fin du repas et après quelques prières que j’avais entendues avant et après le repas, il était temps que nous allions tous nous coucher. En montant les escaliers, je n’avais pas cessé de dire à ma copine combien j’avais apprécié la cuisine et l’ambiance du dîner. Pas une seconde, je n’avais pensé au téléphone ou à la télé.

Comme quoi… on pense que pas mal de choses nous sont indispensables dans notre quotidien, alors qu’au final, ce n’est qu’une question d’habitude et de réflexes !

Une fois que nous nous sommes mises toutes les deux en pyjamas, je me glissais dans ce lit douillet qui avait été préparé tout exprès pour moi. Bien que l’envie de dormir tout de suite était tentante, je ne manquais pas de rappeler à mon hôte sa promesse de me raconter ce qui s’était passé du temps de ses années lycée !

- Très bien ! Je vais tout te dire, mais il faut que tu me jures que tu ne le répètes jamais à personne !

Vexée qu’elle prenne cette précaution, je lui rétorquais assez outrée :

- Tu me prends pour qui ? Écoute, si tu n’as pas confiance, ce n’est même pas la peine que tu m’en parles. Laisse tomber ! On en reparlera une fois que tu seras convaincue que jamais je ne te trahirais.

- Oh ! Excuse-moi si je t’ai blessée, ce n’était pas mon intention. Pardonne-moi, mais avant que je te raconte ce qui s’est passé, je voulais être sûre que cela ne sortira pas de cette chambre. Bon, je me lance…

Alors voilà, déjà, il faut que tu saches que j’étais dans une école où les filles et les garçons étaient séparés de classe.

– Comment ça ?

– Il y a d’un côté les filles dans une classe, et, dans une autre, les garçons.

– Non, je ne peux pas te croire, t’es au courant qu’on n’est plus en 1950 ? C’est juste pas possible !

– Si, c’est très possible ! Tu serais surprise de savoir que de ne pas être mélangé apporte son lot d’effets positifs, aussi bien pour les filles que les garçons. Et puis, il y a cette notion de pudeur qui est très importante chez nous.

– De la pudeur ? Je ne vois pas le rapport. Être assise à côté d’un camarade en classe ne m’a jamais dérangé pour bien travailler ou me concentrer sur quoi que ce soit, Que ce soit fille ou garçon, cela ne change rien.

– Vraiment ? En étais-tu certaine ? Oser poser des questions devant des garçons ne t’a jamais dérangé ? Tu n’aurais pas aimé parfois te retrouver en science, par exemple, qu’avec des filles ?

– Maintenant que tu me le dis… Je ne sais pas, peut-être...

– En tout cas, sache que l’enseignement y est complètement différent et plus adapté quand on sépare les classes. Mais là n’est pas l’objet de ce que je voulais te raconter. J’avais une amie de qui j’étais très proche. On se confiait tout ! De nos secrets, à nos rêves, en passant par nos sentiments.

– Ah ! Ça devient intéressant tout ça, on commence à parler le même langage !

– Ne va pas vite en besogne mon amie ! Dès la seconde, j’avais confié à Noémie mon envie de vouloir intégrer, juste après le lycée, un séminaire hyper select en Angleterre.

– C’est génial comme idée.

– Oui, sauf qu’elle ne m’a pas dit qu’elle postulait pour exactement le même séminaire. Surtout que les places étaient limitées. Comme tu t’en doutes, elle a été prise, et pas moi…

– Je suis vraiment désolée, comme tu as dû être déçue, mais de la part de Noémie, ce n’est pas cool de ne pas te l’avoir dit !

– Attention, je ne t’ai pas confié cette histoire pour la critiquer, ‘Hass Véchalom.

– Hass Dadadom ? Je comprends rien à ce que tu as dit !

– ‘Hass Véchalom, c’est deux mots pour exprimer…. Bon, laisse tomber, je ne vais pas t’embrouiller la tête avec ça. La seule chose c’est que quand je lui avais demandé une explication, elle m’avait dit qu’elle ne voulait pas que j’aie de la peine au cas où elle était prise et pas moi. Et dans le cas où elle n’était pas prise, elle trouvait inutile d’installer une sorte de concurrence entre nous deux !

– Je vois, vu sous cet angle, je me mets à sa place… Je comprends mieux qu’elle ait préféré ne pas te le confier.

– Du coup, j’ai choisi le droit.

– Mais c’est dommage, tu peux retenter ta chance pour une autre formation peut-être, l’année ne fait que commencer ! C’est un séminaire sur quoi ?

– C’est un séminaire sur trois ans pour apprendre des tas de choses intéressantes, mais laisse tomber, je voulais vraiment celui d’Angleterre… C’est pas grave, je suis passée à autre chose…

– Je ne suis pas d’accord Ilana ! C’est dommage que pour un refus tu abandonnes. Je suis curieuse de savoir quels genres de matières on y étudie.

– Tu sais quoi, demain on en parle, je t’expliquerai tout, parce que là je suis vraiment crevée.

Je souhaitais bonne nuit à mon amie, et me disais avant de dormir que c’était étrange la façon dont Ilana avait tout de suite pris la défense de son amie, alors que je trouvais de premier abord son comportement vraiment pas sympa. Cacher la vérité sur son avenir alors qu’on partage tout n’est pas une chose qui me plaît ! Pour ma part, si je découvrais qu’une amie m’avait fait un aussi mauvais coup, je l’aurais rayé de ma vie et en aurais déduit qu’elle ne mériterait pas mon amitié. Cependant, après l’explication que Noémie lui a donnée, ses motivations paraissaient crédibles. Serait-il temps que, de mon côté, j’évolue et je ne reste pas aussi catégorique dans ma façon de penser…? Je ne sais pas, et c’est sur cette interrogation que je m’endormis profondément.

Il était clair que j’avais besoin de force pour affronter ce qui m’attendait le lendemain, car quelque chose d’assez révoltant allait se produire…

La suite la semaine prochaine.