La classe se vidait, tous les camarades levaient leur chaise. Malgré cela, j’étais déterminé à finir de recopier les sujets que j’avais ratés du cours de Guémara. Chaque fois que je levais ma tête, je voyais en face de moi une forêt de pieds de chaises. Le feuilletage de la page de Talmud suivante m’a fait découvrir une nouvelle ligne. Je l’ai recopié et ai empilé tous les livres et livrets. Je les ai rapidement posés dans l’armoire de la classe et me suis retourné pour sortir. Je suppose que ma bouche s’est ouverte de stupéfaction en voyant les personnes qui se tenaient face à moi : le directeur et à ses côtés un personnage que je connaissais bien, mais il est clair qu’il ne me connaissait pas : le millionnaire M. Herchel Barkofef  (c’est son nom de famille) dont notre institution porte le nom de son père. Etant extrêmement embarrassé, je me suis avancé vers eux et ai tendu une main hésitante au donateur, il l’a serré chaleureusement et s’est intéressé à mon nom. Je me suis présenté.

Je me tournai de nouveau pour sortir, mais le donateur leva la main et demanda : « Peux-tu m’aider ? »

Moi ? Un homme riche comme lui a besoin de mon aide ? J’étais surpris, j’ai regardé le directeur, on voyait sur son visage qu’il ne savait pas de quoi il s’agissait. Je me suis tus, peut-être n’avais-je pas compris la plaisanterie ?

Le donateur fit un geste en direction de l’armoire et demanda : « Peux-tu m’aider à l’arranger ? » J’ai rougi, l’armoire de notre classe donnait l’impression de ne pas avoir été rangé depuis de longs mois, et à vrai dire, telle était réellement la situation. Lorsque nous nous pressons de sortir, nous jetons les livres dans l’armoire sans vérifier, même maintenant j’y ai jeté tous les livres qui étaient sur ma table en désordre. Je n’avais jamais fait attention à son apparence. Et maintenant, après la réprimande allusionnée de M. Herchel, je ne savais plus où me mettre...

« Je vais la ranger », m’excusais-je.

M. Herchel s’approcha de l’armoire, le directeur essaya de l’en dissuader. « C’est bon, il va se débrouiller seul », j’ai vu qu’il était gêné, et je compris pourquoi. Telle n’était pas l’apparence dont il souhaitait que s’imprègne le grand donateur de notre ‘Héder.

Le grand donateur avait apparemment oublié son statut car il commença à sortir des piles de livres de l’armoire et à les poser sur les tables à proximité. Bien évidemment, le directeur se joignit à lui. Nous étions là tous les trois à trier les livres selon leur catégorie : Guémarot, Sidourim, ‘Houmachim et Michnayot... et à séparer les livres de calculs (profanes) des cahiers d’écriture (saints). Le donateur dirigeait le travail en m’expliquant que du fait que les livres sont posés couchés dans l’armoire, il fallait faire attention à ce que les ‘Houmachim soient mis en haut, puis en-dessous les Prophètes, et encore en-dessous les Téhilim, selon l’ordre de la Bible, puis les Guémarot et leurs commentaires, et en-dessous les autres livres saints par ordre chronologique.

Le directeur me demanda de lui sortir une pile supplémentaire de l’armoire, je la lui ai donné, gêné de le regarder. Le donateur vit notre embarras et son cœur se serra. « Je vais vous raconter une histoire en échange de votre aide », dit-il en me montrant du doigt, « J’aimerais que tous les enfants du ‘Héder l’écoutent demain de la bouche de Né’hémia en tant qu’ouverture de l’opération. » Il sortit de sa poche quelques billets et les donna au directeur pour financer l’opération. Le directeur étonné le remercia, nous deux comprîmes qu’il avait un intérêt particulier envers les livres saints.

Nous nous sommes tus.

Et il commença à parler.

« Avant la Shoah, mon père habitait une petite ville à côté de Berlin, son père était chamach (bedeau) à la synagogue, rôle qui lui a été transmis. Dans le cadre de son travail, il devait ranger les tables et les bancs et y poser les gâteaux durant le Kiddouch, faire en sorte que les livres saints soient en bon état et ne manquent pas de pages, mettre à la guéniza les livres saints usés et le reste des fonctions du chamach.

Le matin suivant la Nuit de Cristal, il sortit de la maison terrifié. Les rues étaient remplies de bouts de verre. Des bouts de verre provenant des fenêtres des synagogues et des magasins juifs ayant été incendié et cassé virulemment par des voyous surexcités. De nombreux Juifs ont été tués au cours de cette nuit, des livres de Torah brûlés. La crainte de l’avenir emplit tout le monde. Mon père se tourna ébranlé et examina la destruction de la synagogue qu’il avait tant aimée. Il l’avait arrangé autant qu’il le pouvait. Il prit les Sidourim et les livres brûlés à la guéniza. Sur le chemin, il remarqua de nombreuses feuilles qui volaient dans les rues, des feuilles provenant d’autres synagogues, il les ramassa également et continua son chemin. Les jours suivants il souleva sans cesse des feuilles saintes, les embrassa avec crainte et compassion, et les rassembla dans le sac qu’il tenait dans sa main. Il y avait là des feuilles de prière entachées par les larmes de femmes pieuses et des pages de Guémara sur les dix martyrs, dessous pointés des pages effritées expliquant l’interdit de se mêler au gouvernement. Mon père les ramassa toutes assidûment. Il les enterra et continua à remplir des sacs. Autour de lui des gens tombaient par les tirs des soldats, mais lui, ils ne le touchèrent pas. Plus d’une fois il s’était fait raillé par des voyous, des soldats avaient dirigé vers lui leur baïonnette, mais aucun d’eux ne l’avait réellement touché. Mon père vit toujours sa survie miraculeuse de la guerre comme un mérite pour ses efforts de préserver la sainteté des livres saints et d’éviter leur déshonneur. »

M. Herchel nous regarda et continua. « Lorsqu’une une partie des archives des Allemands a été ouverte au grand public, mon ami Menahem Hermes, un chercheur passionné de l’histoire des juifs en Europe, se rendit là-bas. Nous nous attendions à entendre de lui des choses fascinantes sur la vie de notre peuple. Lorsque Menahem rentra, il débarqua chez moi avec ses valises. Je l’observais et essayais de définir son apparence. Choqué peut-être ? Ou bien secoué ? Surpris également. "Herchel, m’a-t-il dit, où est ton père ?" J’appelais mon père et nous nous assîmes pour l’écouter. Il se tut de longues minutes, prit enfin son courage à deux mains et leva ses yeux vers mon père. "Par quel mérite as-tu été sauvé de la Shoah ?" Mon père raconta de nouveau son histoire, histoire que Menahem, en tant qu’ami d’enfance, avait entendu de nombreuses fois. Menahem le regarda et raconta : "Tu es mentionné dans les archives allemandes."

"Moi ?" Evidemment, mon père fut très étonné. A cette époque il était riche, mais qu’avait-il fait avant la Guerre qui aurait pu entraîner que les nazis s’intéressent à lui ?

"Parmi les documents que j’ai parcouru, est apparu un ordre d’un commandant allemand important, dans lequel est écrit clairement que du fait qu’il y avait un risque que les nations du monde aient de la rancœur envers le peuple allemand d’avoir exterminé un peuple entier (comme les nazis pensaient réussir faire, D.ieu nous en préserve, et grâce à D.ieu leur programme ne s’est pas concrétisé), il a été décidé dans une réunion de la haute direction d’ordonner de laisser en vie un groupe infime de juifs atteints de maladies mentales. Ces juifs-là serviront à les couvrir des accusations d’anéantissement d’un peuple, en disant : regardez les seuls survivants qu’il reste, tout le peuple juif était comme cela, fou. Y avait-il un sens à les laisser en vie ?"

Menahem se tut et prit une grande respiration, mon père et moi le regardions intrigués. Quel rapport y avait-il entre son histoire et nous ?

"Toi, rabbi Menahem, se tourna-t-il vers mon père, tu es mentionné dans cette liste secrète en tant que personne à laisser en vie du fait de sa folie !"

"A ce document étaient jointes des lettres des chefs commandants allemands où il était écrit les noms des juifs fous qu’ils devaient prendre soin à laisser en vie. Et parmi eux, ils t’ont écrit ! Ils ont précisé là-bas que tu te baladais dans les rues et que tu ramassais systématiquement tous les morceaux de papier que tu voyais, et que tu allais même jusqu’à les embrasser ! Ils ont mentionné que tu disposais d’une énorme base de données que tu enterrais ! Ils ont mis l’accent sur le fait qu’il s’agissait d’un homme fou de manière manifeste qui correspondait aux critères requis. Et ainsi la commission t’a reconnu comme fou à préserver, ayant pour fonction d’être une partie du musée vivant du peuple juif." »

M. Herchel se tut, et ni moi ni le directeur ne fûmes surpris des larmes qui se tenaient sans réserve dans le coin de ses yeux. Il n’avait pas honte car dans nos yeux aussi il y avait des larmes, et nous n’avions pas honte car l’armoire de la classe était rangée de manière exemplaire, de façon à honorer les livres saints. Et nous savions qu’elle resterait dans cet état et qu’elle donnera un enseignement sur une cause de la survie du peuple juif.

Le silence fut brisée par la sonnerie du ‘Héder. Des amis habitant non loin d’ici racontaient qu’elle sonnait parfois à des heures bizarres, cette fois-ci elle l’avait fait à un bon moment. Le son avait emplie la pièce, et que pouvions-nous faire à part sourire avec amour en entendant cette histoire...