« Rabbi Yichmaël bar Rav Na’hman dit : Le Dérekh Erèts a précédé la Torah de vingt-six générations, comme il est dit : "pour garder le chemin de l’Arbre de Vie (Béréchit 3). Le chemin, c’est le Dérekh Erèts, l’Arbre de Vie, c’est la Torah (Vayikra Rabba 9, 3). Nos Sages disent également : "S’il n’y a pas de Dérekh Erèts, il n’y a pas de Torah" (Avot, 3, 17) ».

Autrement dit, explique Rabbénou Yona, la personne doit d’abord affiner ses traits de caractère, et c’est à cette condition que la Torah pourra demeurer en elle car la Torah ne réside jamais chez un individu qui n’a pas de bonnes Midot.

Si nos Sages, comme nous le voyons ici et ailleurs, accordent une telle importance au Dérekh Erèts et vont jusqu'à affirmer qu’il précède la Torah, il est évident que nous devons nous investir dans ce domaine et nous efforcer de faire acquérir cette valeur à nos enfants. Mais comment ? Quelle sera la bonne manière de nous y prendre, surtout à notre époque où toutes sortes de notions acquises, claires et bien définies autrefois, sont remises en question, voire carrément rejetées ?

Posons d’emblée deux questions :

1) Quel est le véritable Dérekh Erèts ?

2) Trop de Dérekh Erèts peut-il nuire ?

On peut dire qu’il existe deux niveaux de Dérekh Erèts : d’une part, ce qu’on appelle les Midot : une conduite raffinée à tous les plans, imposée par le bon sens et la raison. Ce comportement, nécessaire pour la bonne marche du monde, est une obligation. D’autre part, les conventions ou convenances, variables selon les lieux et les époques (« vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà »).

En quoi le Dérekh Erèts est-il si important ?

D.ieu a créé le monde selon un certain plan, un certain ordre que l’homme doit respecter. La Création entière est une immense symphonie dans laquelle chaque créature a une contribution à apporter. C’est l’une des raisons pour lesquelles le Créateur tient particulièrement au Yichouv Haolam, à la marche parfaite du monde, et désire qu’il y règne une atmosphère parfaite où tous pourront se développer de façon optimale. Chaque objet et chaque individu a son rôle, son but, son utilité et il faut en tenir compte (voir Avot 4, 3). S’il en est ainsi pour les choses inanimées, à plus forte raison doit-on respecter l’homme créé à l’image de D.ieu, et montrer de la considération envers tout être humain, juif ou non-juif.

Le véritable Dérekh Erèts, celui qui conduit à l’Arbre de Vie, c’est le respect de l’autre. C’est se conduire d’une certaine façon afin de mettre l’autre à l’aise, ne pas le choquer, ne pas lui inspirer de dégoût. Pour parvenir à ce respect d’autrui, c’est toujours l’autre qu’il faut garder en tête. Lorsque nous nous conformons aux grands principes de la bienséance et de la politesse, c’est le bien-être de l’autre - et du monde qui nous entoure en général - que nous devons avoir à cœur.

C’est là que les Midot, les traits de caractère raffinés, ont toute leur importance. Rabbi Yo’hanan ben Zakaï, l’un des plus grands Sages d’Israël et Nassi (Prince) du peuple, était toujours le premier à saluer tous ceux qu’il rencontrait, même s’il s’agissait d’un non-juif sur la place du marché.

Comme le souligne Rav Dessler, ce noble comportement ne correspond pas un raffinement particulier mais à une obligation halakhique, et nos Sages enseignent que celui qui ne répond pas au salut d’un autre est appelé « voleur » (Brakhot 6b).

Par ailleurs, il est important de respecter les conventions du monde qui nous entoure ; la Torah, écrite et orale, nous fournit de nombreux exemples de ce Dérekh Erèts. Il faut cependant établir une distinction entre ces deux niveaux de Dérekh Erèts : le premier est une obligation absolue et incontournable, mais le second varie en fonction de divers facteurs. Ainsi, on n’aura jamais le droit de mettre un hôte dans l’embarras. En revanche, on pourra lui servir des carottes et des pommes de terre (par exemple) si c’est ce qui figure au menu ce jour-là…

Trop de Dérekh Erèts peut-il nuire ?

Malheureusement, le Dérekh Erèts est souvent une façon de s’assurer une bonne image de marque. On se soucie avant tout de la réputation, du qu’en dira-t-on… La politesse qu’on déploie - et qu’on s’efforce de faire déployer par les enfants, parfois au prix d’efforts mal placés - est surtout un moyen de flatter notre ego. En réalité, on ne se soucie pas tellement de ce qu’on est, mais de ce qu’on paraît. Les « bonnes manières » sont souvent très hypocrites (dans certaines sociétés, il est, par exemple, tout à fait courant de dire des politesses au téléphone et de faire, en même temps, des mimiques significatives que l’interlocuteur ne peut pas voir. Ou alors, on rappelle à un enfant : « N’oublie pas de dire poliment bonjour à cette vieille folle » etc.). La majeure partie des conventions adoptées par le monde qui nous entoure ne sont qu’extérieures.

Quel est alors le message que devons faire passer à nos enfants et quels sont les écueils que nous devons éviter ?

Le premier est ce que j’appellerai le message estropié. Faire du Dérekh Erèts une valeur en soi alors que, comme nous l’avons vu, il n’est qu’un moyen, qu’un chemin vers l’Arbre de Vie. Obnubilés par cette sacro-sainte « valeur », les parents piétinent leurs propres Midot pour la faire respecter à tout prix. Or, comme nous l’avons souvent vu, l’enfant apprend bien davantage de ce que nous lui montrons que de ce que nous lui disons.

Lorsqu'un père (ou une mère) perd son calme pour gronder un enfant parce qu’il s’est laissé aller à mettre son pouce en bouche ou à renifler, que lui aura-t-il appris ? Lorsqu'un père (ou une mère), pendant le repas du Chabbath, réprimande son fils parce que celui-ci a manqué aux règles de bienséance (peut-être même vis-à-vis d’un invité), quelle sera ensuite l’atmosphère autour de la table chabbatique ? Quant aux hôtes, se sentiront-ils à présent plus à l’aise ?

Ou encore, lorsque les parents auront manifesté devant l’enfant tout leur mépris pour celui ou ceux qui ne respectent pas comme il se doit les règles de la bienséance et de la politesse, lui auront-ils appris à respecter et à aimer leurs prochains - ou à les mépriser ?

Par ailleurs, nous sommes souvent conditionnés par les « conventions » acquises dans le milieu où nous avons grandi, lesquelles sont parfois radicalement différentes de celles de l’endroit où nous nous trouvons. Il faut donc beaucoup de bon sens pour savoir quand il convient de respecter telle ou telle règle de politesse. Dans tel ou tel pays, par exemple, il est impensable de terminer tout ce que l’hôtesse a mis dans notre assiette. Dans tel autre pays, en revanche, il sera extrêmement impoli de ne pas tout manger jusqu'à la dernière miette… Chacun trouvera des exemples à foison - et chacun restera généralement sur ses positions et soutiendra qu’il est « très impoli de… » (chacun complètera selon l’éducation qu’il a reçue).

Ainsi, les époux auront souvent du mal à maîtriser les différences de culture entre eux. Or, il est évident que le véritable Dérekh Erèts - et le véritable devoir de tous - est de faire régner la paix et l’harmonie au foyer.

Le vrai Dérekh Erèts, avons-nous dit, c’est respecter l’autre, le mettre à l’aise. C’est utiliser tout ce que D.ieu a mis à notre disposition dans ce monde de la manière idéale pour pouvoir Le servir. Mais il en est de ces règles comme de tous les bienfaits que D.ieu nous accorde : il faut savoir les utiliser intelligemment. Il faut les maîtriser, c'est-à-dire rester leur maître et ne pas en devenir esclaves.

Lorsqu'on est prisonnier d’une certaine « convenance », d’une « bonne manière » indispensable, les entraves que cela nous impose risquent parfois de nous gêner précisément dans notre Avodat Hachem. Lorsque nous insistons trop fréquemment ou trop lourdement (sans nous en rendre compte) sur l’importance d’une certaine façon de se conduire, quel message faisons-nous passer à nos enfants ? Souvent, nous lui enseignons ainsi que c’est ce qui compte pour nous plus que toute autre chose.

Lorsque nous leur inculquons une « bonne manière » indispensable, comment perçoivent-ils cet enseignement ? Comme un désir de les voir devenir des hommes accomplis, agréables aux yeux des hommes et aux yeux de D.ieu ? Ou le perçoivent-ils comme une crainte de ne pas faire bonne impression sur la société, de flatter notre vanité et de recevoir des compliments (tout cela, sur leur compte à eux !) ? L’enfant a-t-il l’impression que nous lui demandons de bien se tenir parce qu’il a été créé à l’image de D.ieu ou alors parce que « cela nous dégoûte » ou que « cela ne se fait pas » ?

Si nos bonnes manières nous conduisent à l’intolérance, si elles nous amènent à mépriser celui qui ne respecte pas les mêmes conventions que nous, à enseigner des valeurs incorrectes à nos enfants ou à leur donner un ordre des priorités incorrect ; si elles nous empêchent d’accomplir une Mitsva (par exemple, lorsqu'on hésite à recevoir un hôte de passage par crainte de ne pas « l’honorer » comme il se doit) ; que notre souci de l’étiquette nous retienne de donner à l’autre le respect qui lui revient (par exemple lorsqu'on évite le regard d’une personne pour ne pas avoir à la saluer) ; que notre sujétion à la politesse nous amène à faire (en public ou non) un reproche à notre conjoint, on est devenu l’esclave du Dérekh Erèts au lieu de le mettre au service de notre Avoda.

En résumé

Il faut bien sûr enseigner à nos enfants le Dérekh Erèts. Mais cet enseignement doit se faire de façon intelligente et agréable, par le bon exemple surtout, en s’efforçant continuellement de faire régner chez soi le respect des parents entre eux, le respect de l’enfant et des enfants entre eux, le respect vis-à-vis de la famille, des étrangers et même des importuns… Tout cela, sans jamais perdre de vue qu’il ne s’agit que d’un moyen, qu’il ne faut pas en faire une valeur en soi ni le mettre au sommet de notre échelle des priorités. Il faut l’inculquer à nos enfants de façon naturelle, comme on leur apprend à s’habiller, à se brosser les dents et à fermer les portes, tout en nous souvenant que le Dérekh Erèts n’est pas l’Arbre de Vie mais uniquement un chemin, une préparation, pour pouvoir l’atteindre.

Madame E.A. Zerbib