L’une des valeurs les plus chères à l’humanité, celle pour laquelle la vie fut sacrifiée plus d’une fois et pour laquelle les hommes continuent à se battre encore aujourd’hui est sans nulle doute la liberté. Première des trois fondamentaux de la république française « Liberté, égalité, fraternité », elle est également le fer de lance des sociétés occidentales démocratiques. La liberté ! Cette sainte valeur qui, à force d’être systématiquement associée au bien-être de l’homme, a remplacé la valeur du saint…  En sommes-nous vraiment les partisans ? Sommes-nous libres, nous qui l’adulons tant, cette liberté ?

J’ai conscience que, pour la majorité des gens qui jouissent d’une liberté de mouvement, la question peut paraître étrange : « Libre, moi ? Bien sûr ! »... Je me permets tout de même d’insister : sommes-nous véritablement libres ? 

La liberté s’exprime-t-elle uniquement par l’absence de chaînes ou de portes blindées ? N’y a-t-il pas de ces chaînes qu’on ne voit pas mais qui nous retiennent quand même à entreprendre tel ou tel projet, ou de ces verrous émotionnels qui génèrent en nous tel ou tel handicap ?

L’identité d’un homme est le fruit de multiples paramètres qui façonnent sa personnalité : l’entourage dans lequel il a grandi, l’éducation qu’il a reçue, les expériences de vie qui l’ont forgées etc. C’est ce qu’on appelle un système humain, pour reprendre l’expression développée par l’école de Palo Alto en Californie. Le système d’une personne renferme ses croyances, son échelle de valeur aux choses, ses modèles de représentation, son vécu, en somme tout son petit monde. Et nous avons tous notre propre système… Le problème commence lorsqu’une personne est prisonnière de son système, qu'elle n’est pas capable d’en sortir. Son système lui est si familier, qu’en sortir reviendrait à se tourner vers une destination inexplorée, un monde incertain, pour le meilleur mais aussi pour le pire…

C’est cette jeune fille éduquée par un père violent qui, une fois devenue jeune femme, se demande pourquoi elle n’est attirée que par des hommes nerveux, ou encore ce jeune homme qui abandonné dès son plus jeune âge par sa maman, met un terme à toutes ses relations avant qu’elles ne deviennent sérieuses par peur de souffrir d’un abandon éventuel… Le système d’une personne est ce qu’elle connaît de mieux, elle y est attachée de façon inconsciente au point de vouloir reproduire ce modèle qui lui est si familier, ou le redouter instinctivement.

Il en va de même lorsque les individus entrent en interaction, leurs systèmes s’entrecroisent tout autant. L’homme, la femme, chacun a son système, son échelle de valeur, sa propre définition de la vie, son vécu, et lorsque lui par exemple se plaint qu’elle ne lui donne pas assez d’affection, elle entend par là qu’il veut à tout prix la soumettre à sa volonté comme son père le faisait autrefois dans son enfance ; elle ne refuse donc pas de lui donner de l’affection, mais seulement de s’effacer… Chacun saisit les choses au travers du prisme de son module. 

Il en va de même dans toutes nos relations, parents-enfants, patron-employés, maître-élèves... Chacun vit et interprète l’autre selon son propre système de valeur. Imaginez-vous un juif achkénaze d’Allemagne qui emploierait dans sa boutique un juif tunisien de la Goulette, je vous laisse deviner l’ambiance…

Tant qu’une personne est cloisonnée dans les quatre coudées de son système, il lui est impossible de comprendre l’autre de façon profonde, de faire preuve d’une réelle empathie, pire encore d’être véritablement libre…

Comment aborder l’inconnu sans toutefois trahir ses convictions profondes ? Comment réussir à saisir profondément une autre sensibilité que la sienne, un autre regard sur le monde que celui auquel nous sommes accoutumés ?

La réponse se trouve peut-être dans le désir d’apprendre, la soif de connaître, connaître autre chose que ce que nous savons déjà. S’essayer à une autre vision des choses, originale et inédite, celle de l’autre, suivre son regard, le cheminement de son raisonnement, comprendre comment l’autre perçoit les choses, le monde, la vie, nous-même…

Les maximes des pères nous enseignent : “Ne juge pas ton prochain, tant que tu ne te seras pas mis à sa place” (Traité Avot 2.4). Cela implique nécessairement de savoir intégrer le système de l’autre.

La peur de l’inconnu n’existe que lorsque cet inconnu menace nos acquis, notre conception ; mais si c’était l’occasion de s’enrichir, de redéfinir, ce serait un monde à explorer plus qu’à redouter. Lorsqu’un mari prend le temps de comprendre sincèrement ce qui dérange sa femme dans le fait qu’elle s’énerve lorsqu’il ne lui dit pas que son plat est bon, il pourrait peut-être découvrir qu’en réalité, elle a subi un traumatisme par sa mère qui l’a toujours dénigré pour sa cuisine par exemple, au lieu de se répéter arbitrairement que toutes les femmes sont folles. Ou ce patron super rigide qui, au lieu de s’énerver tous les jours pour les quelques minutes de retard de son employé, pourrait découvrir qu’il aide bénévolement tous les matins un monsieur handicapé à descendre les escaliers de son immeuble… C’est la liberté d’être plus grand que son propre système, de ne pas être sclérosé par ses convictions, d’oser aborder autre chose que le modèle connu est rassurant.

Mais, pour cela, il faut être également prêt à apprendre de l’autre, sans magnifier son modèle de pensée en l’érigeant au rang divin, se croire tout savoir. L’homme a parfois tendance à oublier que seul D.ieu est divin…

C’est la seconde étape pour accéder à la liberté : l’humilité. C’est sans doute pour cela que, dans la tradition juive, les Sages sont appelés « Talmidé 'Hakhamim » littéralement des « étudiants sages » comme pour nous dire que la liberté de pensée s’acquiert par le fait de toujours se considérer étudiant et sage – l’amour de la sagesse et l’humilité. 

Les verrous de nos systèmes ne nous enferment pas uniquement dans nos rapports à autrui, ils sont également les barrières invisibles nous empêchant de mieux nous connaître, de se découvrir sous d’autres facettes, de s’essayer d’autres sensibilités, à l’altruisme ou à l’art, mais aussi au refus catégorique ou à la rêverie, en bref à des choses différentes de celles décrétées pour nous par le fatalisme de notre environnement. N’est-ce donc pas cela la vraie liberté, libre de toute contrainte ? Libre d’être celui auquel on ne s'attendait pas…