La Paracha ‘Hayé Sarah nous détaille le voyage du serviteur d’Avraham, Eliézèr, afin de chercher une épouse pour Its’hak. Suivant la demande explicite d’Avraham, il se rend à Our Kasdim, dans la ville d’origine d’Avraham, auprès de la famille du Patriarche restée sur son lieu de naissance. Une telle expédition nécessite des provisions et une bonne organisation, qui impose donc à Eliezer d’être accompagné par une dizaine de chameaux appartenant à son maître Avraham. Rachi nous indique alors que les chameaux d’Avraham avaient quelque chose de spécifique, à savoir :

« Parmi les chameaux de son maître (24, 10) : Ils se distinguaient des autres chameaux en ce qu’ils sortaient muselés pour qu’ils ne puissent voler et qu’ils n’aillent pas brouter dans les champs d’autrui (Beréchit Rabba 59, 10, Pirké Dérabbi Elièzèr 16). »

Une même précision intervient une deuxième fois, un peu plus tard :

« Il déchargea les chameaux (24, 32) : Il a détaché leurs muselières, qu’il avait fixées pour qu’ils n’aillent pas brouter dans les champs d’autrui. »
 

Avraham et le respect d'autrui

Rachi nous rappelle donc à deux reprises en l’espace de quelques versets, l’importance accordée par Avraham et les membres de sa maison au respect de la propriété d’autrui et du bien d’autrui. Il était inconcevable pour Avraham, fut-ce par l’intermédiaire de ses animaux, de profiter de quelque chose qui ne lui appartenait pas et qu’il n’avait pas acquis légalement, et encore moins de porter préjudice au bien d’autrui.

Cette attitude avait déjà été à l’origine de sa séparation avec Loth, dont les bergers laissaient leurs animaux broutaient où bon leur semblait, ce qui était insupportable pour les bergers d’Avraham habitués à une droiture morale scrupuleuse. De même, Avraham avait refusé de manière constante de tirer profit de tout don d’autrui, que ce soit au début de notre Paracha lorsqu’il insiste pour acquérir légalement le caveau de Makhpéla, ou encore lorsque le roi de Sodome voulut le récompenser et lui offrir de grandes richesses, il refusa à titre personnel de manière nette et définitive en disant : « Je lève la main devant l'Éternel, qui est le D.ieu suprême, auteur des cieux et de la terre; et je jure que fût-ce un fil, fût-ce la courroie d'une sandale, je ne prendrai rien de ce qui est à toi; que tu ne dises pas : "C'est moi qui ai enrichi Abram !" » (14, 22). Nos Sages nous enseignent que ce mérite d’Avraham vaudra à ses descendants le mérite de deux Mitsvot supplémentaires : le fil d’azur des Tsitsit et les « courroies » des Téfilines. Ces deux Mitsvot ont notamment pour vocation de distinguer Israël des nations, en leur offrant des attributs extérieurs de grandeur et de majesté, en récompense de leur désintérêt pour les richesses matérielles.


Intégrité contre-nature

Il nous appartient à présent de bien comprendre le sens de cette honnêteté et cette intégrité d’Avraham. Parmi les différents Yetser Hara’ qui menacent l’homme, celui de l’argent est particulièrement fort, et il ne date pas d’aujourd’hui. Nos Sages mentionnent ainsi dans la Guémara que l’homme a une attirance permanente pour le vol et les unions interdites, et qu’il doit, par conséquent, prendre toutes les mesures possibles pour ne pas se trouver face à de telles tentations (‘Haguiga 11b). De même, l’honnêteté est si importante que les maîtres du Talmud nous rappellent que la première question qui sera posée à l’homme après sa mort sera « As-tu mené tes affaires avec honnêteté » (Chabbath 31a). Il se joue donc dans ces questions un enjeu fondamental pour l’homme, un enjeu existentiel qui ne saurait être réduit à la vertu de l’honnêteté telle que le sens commun l’appréhende et qui en fait une qualité parmi d’autres.

Tout d’abord, cette vertu est essentielle car elle témoigne du niveau de « crainte de D.ieu » de l’homme. Pensons à l’interdit de la Torah (Lévitique 19, 35-36) de faire usage de poids et mesures « truqués » ou d’une balance erronée qui permettrait au commerçant de léser ses clients. Cet interdit est si grave que la Torah interdit même de posséder chez soi de tels poids et mesures.En effet, celui qui fait usage de tels objets témoigne d’un grave défaut dans sa crainte de D.ieu, dans la mesure où il pense pouvoir échapper à toute sanction dès lors que son prochain l’ignore. De fait, il semble négliger que son forfait est connu immédiatement de D.ieu.

En règle générale, la relation à la Parnassa et au profit financier est un baromètre efficace du « Bitah’on », de la confiance en D.ieu de l’homme. Il ne s’agit pas de remettre en cause la nécessité de travailler sérieusement pour assurer ses moyens de subsistance, mais l’homme est menacé régulièrement par le sentiment que ses revenus dépendent de l’intensité (parfois déraisonnable) de son travail, ou bien de ses astuces, pour ne pas dire, D.ieu nous en préserve, de ses combines illégales. Or, nos Sages nous ont enseigné depuis longtemps que les revenus de l’homme sont fixés par D.ieu d’un Roch Hachana à l’autre, et en trichant ou en se noyant dans le matériel, l’homme ne gagne pas plus, il « oblige » simplement D.ieu à réaffecter ses revenus prévus d’une autre façon.

Enfin, l’intégrité et l’honnêteté sont le fondement de la société juive telle que la Torah le prescrit. Il ne s’agit pas seulement d’une « contrainte » nécessaire pour permettre la vie en société et éviter que « l’homme ne soit un loup pour l’homme », il s’agit véritablement d’une raison d’être du peuple Juif et de la mission que D.ieu lui a confiée : être « un peuple saint et une nation de prêtres ». Il est significatif que le verset relatif à l’obligation d’avoir des poids et mesures justes se conclue sur le rappel « Je suis l’Eternel votre D.ieu qui vous ai fait sortir d’Egypte ». Le but de la sortie d’Egypte est effectivement de bâtir une société juste qui respecte le droit et la justice, dans laquelle l’honnêteté est une vertu existentielle. Cette idée jette une lumière nouvelle sur la volonté d’Avraham de ne surtout pas marier son fils avec une famille cananéenne, le Midrash enseigne effectivement que ce peuple a une balance truquée dans ses mains (« Cana’an Béyado Mozné Mirma »), son projet de vie est donc fondamentalement incompatible avec celui d’Avraham.

Voilà pourquoi Rachi revient donc à deux reprises sur cette conduite exemplaire d’Avraham dont le scrupule s’étendait même aux dégâts que pouvaient commettre ses animaux, et qui nous rappelle la vocation éminemment éthique du peuple juif depuis toujours. A notre génération, qui affronte un Yetser Hara’ fort dans ce domaine, d’être à la hauteur !