L’épisode de la vente de Yossef est très connu, mais il existe plusieurs avis quant aux circonstances qui enclenchèrent cet événement. Tout le monde s’accorde à dire que les frères avaient l’intention de tuer Yossef puis, grâce à l’argument avancé par Réouven, ils évitèrent de le tuer et se contentèrent de le jeter dans un puits, le laissant ainsi mourir sans lui faire de mal de manière directe. Ensuite, Yéhouda vit un convoi de marchands Ichmaëlim et déclara qu’il ne convenait pas de laisser leur frère mourir, il proposa donc de le vendre. D’après la compréhension simple des versets (et c’est ainsi que l’explique Rachi), ce sont les frères qui firent sortir Yossef du puits et qui le vendirent aux Ichmaëlim[1].

En relisant le verset, une question se pose. « Des hommes midianites, des marchands passèrent. Ils tirèrent, ils firent monter Yossef du puits ; ils vendirent Yossef aux Ichmaëlim. » Rachi estime que le mot « ils » fait référence aux frères, mais le Rachbam pense que ce mot se réfère aux dernières personnes mentionnées – c’est-à-dire aux Midianim. Il comprend donc que les frères décidèrent de vendre Yossef, mais qu’avant qu’ils n’aient eu le temps de le faire, les Midianim le virent et le sortirent eux-mêmes du puits pour le vendre ensuite aux Ichmaëlim. Le Rachbam ajoute que les frères s’assirent à distance de Yossef, pour manger, afin de ne pas transgresser l’interdit de « manger sur le sang » - l’interdit de manger juste après avoir condamné quelqu’un à mort. Tandis qu’ils mangeaient, ils virent au loin un groupe d’Ichmaëlim et décidèrent de leur vendre Yossef. Ils avaient largement le temps de finir de manger avant que les Ichmaëlim n’arrivent. Mais entre-temps, sans qu’ils ne s’en aperçoivent, des Midianim s’approchèrent et firent sortir Yossef du puits. Quand, par la suite, Réouven arriva, il découvrit que Yossef n’était plus là et c’est alors que les frères réalisèrent qu’il avait déjà été vendu.[2]

Le Rachbam répond à une question évidente. Plusieurs années plus tard, quand Yossef se dévoila à ses frères, il leur dit : « Je suis Yossef que vous avez vendu à l’Égypte »[3], ce qui sous-entend que les frères étaient effectivement ceux qui avaient vendu Yossef. Le Rachbam explique que Yossef voulait dire « Je suis Yossef qui, à cause de vos actes, fut vendu à l’Égypte – vous avez été la cause de ma vente. »

Cette interprétation est très intéressante, mais en quoi est-elle pertinente de nos jours ? Rav David Fohrman souligne qu’au fur et à mesure, le projet des frères se fit de moins en moins sévère. Leur « plan A » était de le tuer, puis Réouven les persuada de passer au  « plan B » : de le laisser mourir tout seul, sans le tuer directement. Ensuite, grâce à la proposition de Yéhouda, ils décidèrent de ne pas être si durs et de le vendre aux Ichmaëlim (plan C). Et durant le temps qui restait avant que les Ichmaëlim n’arrivent, ils auraient pu changer d’avis et adopter un « plan D », si ce n’est que le Midianim entrèrent en scène. Ce laps de temps aurait peut-être provoqué l’annulation de leur complot…

Rav Fohrman montre qu’avec le temps, les frères adoucirent la rigueur de leur projet. S’ils avaient eu plus de temps, ils auraient peut-être complètement annulé la vente. Cela nous montre l’importance du temps et de l’opportunité qu’il présente – celle d’éviter d’agir avec impétuosité. De nombreux actes impulsifs eurent des conséquences terribles. De nombreuses discordes ravageuses commencèrent à cause d’une attitude impulsive. Cette idée est très pertinente dans la société moderne, étant donné que les nouvelles technologies permettent aux gens d’envoyer des messages de partout en quelques secondes. L’expérience a montré que des e-mails irréfléchis, des messages WhatsApp ou Twitter furent l’origine d’innombrables peines et souffrances et brisèrent bon nombre de relations[4]. Auparavant, si quelqu’un voulait partager ses sentiments, il écrivait une lettre ; il lui fallait passer du temps pour la rédiger, pour aller acheter un timbre, pour la poster… Tout ceci lui laissait la possibilité d’analyser, d’examiner et de peser le pour et le contre de son idée, de réfléchir à nouveau à ce qu’il y avait écrit, avant de l’envoyer.[5] De nos jours, il suffit d’appuyer sur quelques touches et de cliquer sur le bouton « envoyer » ; on n’a pas le temps de réfléchir à ce que l’on a écrit et à la portée de cet envoi. Prenez le temps de vous relire, laissez le message en « brouillon » pendant quelques heures et revenez-y plus tard pour vérifier qu’il est adapté, opportun. Cette méthode a évité plusieurs dissensions superflues ainsi que d’immenses déceptions.

Puissions-nous réaliser et intérioriser l’importance de « laisser le temps au temps », de savoir attendre un peu pour pouvoir prendre les bonnes décisions.

 

[1] C’est apparemment basé sur un enseignement de nos Sages.

[2] Voir Béréchit, chap. 37 pour le déroulement de cette histoire.

[3] Béréchit 45,4.

[4] Sans entrer dans les détails concernant les dommages causés par les nouvelles technologies.

[5] Dans cet ordre d’idées, on raconte qu’une lettre incendiaire écrite par Abraham Lincoln à l’intention de l’un des Généraux fut trouvée chez lui – cette lettre ne fut jamais envoyée. De toute évidence, il estima qu’il valait mieux ne pas l’expédier.