Lors de mon dernier séjour à A., ma ville natale, une histoire étrange m'est arrivée. Je voulais vous la raconter et la partager avec vous.

J’habite depuis 10 ans en Israël.

Je retourne visiter ma mère au moins une fois par an, accompagnée d’un ou plusieurs de mes enfants.

Ces retours dans la ville de mon enfance ne sont pas faciles, car, entre-temps, ma vie a changé sur beaucoup de points. J’ai fait Téchouva, « j’ai changé de pays, j’ai de nouveaux amis... », comme dit la chanson.

En visite dans ma ville, je me rends en général le Chabbath à la synagogue traditionnaliste que mon père fréquentait.

Mes fils, malgré qu’ils soient des étudiants en Yéchiva (Kippa noire, chemise blanche, pantalon foncé), s’y trouvent très bien. C’est accueillant, convivial, très dépaysant pour eux, et ils ne ratent pas un Minyan (rassemblement de 10 juifs pour la prière). D’ailleurs, dans ce genre de communauté, vous sentez que le Minyan tient sur vous, ce qui encourage énormément à ne pas le rater et, bien sûr, à ne pas le faire rater aux autres.

Après la prière, tout le monde l’attend : le Kiddouch, servi sur des belles nappes blanches. On discute entre une chips et un petit canapé au saumon, en prenant un drink, et c’est, ma foi, très sympathique. La moyenne d’âge est élevée, les tempes sont presque toutes grisonnantes, car la jeunesse, malheureusement, a souvent déserté la synagogue.

Mais, au bénéfice du doute, rappelons que nous sommes au début des vacances.

Ce fameux Chabbath, donc, tout a bien commencé, et ma mère a tenu à ce que mes enfants montent tous les deux à la Torah, en souvenir de leur grand-père, de mémoire bénie.

Si ma mère n’est pas pratiquante, la synagogue reste pour elle chargée de bons souvenirs, de l’époque où mon père vivait et fréquentait régulièrement les lieux.

Le Kiddouch se termine, et nous restons quelques derniers fidèles dans la salle de réception de la synagogue. Parmi eux, une dame est là, habituée de l’endroit, qui accompagne son mari en chaise roulante, très affaibli par la maladie.

Ma mère les voyant leur propose spontanément : « Mes petits-enfants vont vous aider à rentrer à la maison. »

Elle sous-entend : pousser la chaise roulante dans la rue et porter le monsieur sur les marches qui mènent à l’entrée de son immeuble.

Notre réaction fut immédiate : « Bien sûr ! Avec plaisir ! ».

Mais à peine les mots prononcés, je me rends compte que nous sommes entrés ici dans un problème très, très épineux concernant le respect du Chabbath.

Peut-on porter ? Pousser une chaise roulante ? Un homme paralysé ? Y a-t-il « Pikoua’h Néfech[1] » (danger de mort) dans ce cas ? Non, c‘est évident ! Alors que faire ?

Aucun Rav ne se trouve sur place pour nous aider. Un de mes fils cherche un livre, mais la bibliothèque de la synagogue ne contient pas d’ouvrages répondant à ce genre de questions.

La tension monte. On nous regarde. On doit faire vite. Je suis désemparée.

La dame s’impatiente et veut rentrer chez elle avec son mari.

Je fouille dans ma mémoire, mes cours de Chmirat Chabbath (lois du respect de Chabbath) défilent dans ma tête : je sais, bien sûr, qu’on n’a pas le droit de pousser la poussette d’un bébé en dehors de la maison lorsqu’il n’y a pas de ‘Erouv (clôture permettant de porter le Chabbath un objet dans un domaine public), et qu’en dehors d’Israël, on reste le Chabbath à la maison avec les enfants en bas âge. Ça à l‘air de ressembler à ce cas, car l’homme ne peut se déplacer seul. J’échange rapidement avec mon fils, il va dans mon sens.

D’un autre côté, on nous regarde. Nous représentons la Torah. Pour qui allons-nous passer ? Des orthodoxes qui refusent d’aider un handicapé ?! C’est trop « laid » !

Les pensées se bousculent dans ma tête.

On ne peut pas risquer un « ‘Hilloul Chabbath » (transgression du Chabbath).

Le dilemme est terrible. J’hésite de longues minutes et je finis par trancher.

Je dis aux enfants : « On doit s’abstenir ! » et je me dirige vers la femme.

Je m’explique : « Vraiment désolée, de tout mon cœur, mais nous respectons le Chabbath et, dans ce cas, il nous est impossible de vous aider. »

La réaction va être virulente : j’ai déclenché un ouragan.

Les orthodoxes sont "pris sur le fait" d’insensibilité, de dureté et d'intégrisme.

« C’est inadmissible !! Cet homme est handicapé !! Vous n’avez pas le droit de faire ça !! », me dit la dame, en s’éloignant.

Mon fils me glisse à l’oreille : « Dis-lui que ça nous serait tellement plus facile de le faire… ». J’essaye de la rattraper. De lui expliquer. Peine perdue. Elle n’entend rien.

Je ne juge pas la réaction de cette dame. Nous étions à ses yeux dans l’absurde.

Je reprends mes esprits et je dis aux enfants : « Vous voyez, c’est à ce genre de problèmes qu’on peut être confronté en "Galout" (exil). Mais surtout, pas de culpabilité et de mines dépitées. Nous avons fait, avec les moyens du bord, au mieux. Nous ne pouvions pas prendre de risques avec Chabbath. »

Je montre de la fermeté, même si je suis vraiment remuée par cet incident.

Ce n’est qu’une fois en Israël que je vérifiais la question auprès d‘une autorité rabbinique, qui me confirma qu’en effet, nous avions agi en conformité avec la Halakha (loi juive). La seule possibilité aurait été de faire « Amirat Goy », dire à un non-juif de faire l’action, mais dans ce cas, cela aurait encore plus attisé les flammes : un non-juif peut aider et un religieux, non ?! Quel scandale !

J’ai souvent reparlé avec mes enfants de cet incident et des leçons à en tirer. Le respect du Chabbath, si évident pour eux, dans le cocon de leur vie en Israël, prenait ici une autre dimension. Et s’ils l’ont vécu comme une forme de petite « Méssirout Néfech » (don de soi) pour le Chabbath, façon 2019, j’en suis heureuse.

Mais analysons ce qui a déclenché la tempête : n’est-ce pas le fait que nous ayons montré être soumis de façon « irrévocable » à une instance supérieure ? Nous avons témoigné, sans le vouloir, que nous obéissons à une autre échelle de valeurs, une autre dimension, qui transcende la compassion humaine, terrestre et « logique ».

C’est vrai qu’il faut s’efforcer de faire le bien, d’être humain et compatissant, la Torah nous y exhorte, c’est un de ses messages les plus essentiels.

Mais lorsqu’il y a « collision » entre deux valeurs, comme dans notre histoire, seul D.ieu, Le Créateur du monde, Source de toute éthique, pourra fixer à laquelle donner priorité, et nous devrons nous y soumettre, même si, aux yeux du monde, ce choix pourrait paraitre absurde, ou même cruel.

De plus, ne nous méprenons pas. Les mots « compassion », « humanité », et même « tolérance », sont sujets à fluctuations dans notre bas monde.

Car, sans le sceau du Divin, même ces valeurs élevées peuvent donner lieu à des débordements.

Les nations, nous ne le savons que trop bien, dans des moments critiques de l’histoire, ont parfois appliqué ces notions « à leur façon ».

Je me souviens avoir été choquée en lisant que l’archi-meurtrier, Rudolph Hess, un des penseurs de la solution finale, était actif, dans sa jeunesse, dans une association d’entraide aux aveugles et malvoyants. Sa notion de « compassion » s’est révélée, par la suite, être pervertie au possible.

Sans aller jusqu'à ce cas extrême, nous voyons cependant que la morale humaine est sujette à transformation, modulée au gré des époques et des sociétés.

Un comportement qui pouvait être gravement condamné il y a 100 ans, par la société et même par la justice, peut aujourd’hui être entré dans la norme.

Et même pire, gare à celui qui ose émettre aujourd’hui une critique ou un doute sur le bien-fondé de la nouvelle norme. C’est lui qui risque des démêlés avec la justice.

Alors qui va nous donner nos repères moraux ? Vers qui se tourner lors de dilemmes éthiques ?

Seule la Torah, le Livre des livres donné par D.ieu, Créateur du monde, au peuple juif et à l’humanité, dont les préceptes sont éternels et irrévocables, peut nous dire, de façon absolue, ce qu’est la VRAIE compassion et trancher à la perfection les dilemmes éthiques.

La Torah et ses préceptes moraux se dressent, immuables, au-dessus du temps et de l’espace, pour nous éclairer et nous diriger dans le monde et dans notre vie. Quel bonheur !

Propos recueillis et écrits par Jocelyne Scemama (d’après le témoignage de E. J)

 

[1] Dans le cas d’un danger de mort réel, et même de risque le plus infime soit-il, toutes les lois du Chabbath peuvent être enfreintes pour sauver la personne.