L’amour entre un homme et sa femme est un phénomène assez étrange ; d’une part il peut enivrer au point d’en perdre la tête, d’autre part, il arrive qu’il prenne fin…

D’où l’étonnement, comment après des années de vie commune, deux êtres, autrefois éperdument amoureux l’un de l’autre, en arrivent-ils à ne plus s’aimer ?

Posons-nous la question de manière talmudique – s’aimaient-ils sincèrement durant des années, mais suite à certains déboires extérieurs comme le manque de communication ou les disputes, leur amour se serait épuisé ou puisqu’ils ne s’aiment plus du tout aujourd’hui, c’est la preuve qu’ils ne se sont jamais vraiment aimés ?

La question, en essence, est de savoir si l’amour, une fois engagé, est immuable ou non.

L’amour serait-il un chargeur à batterie faible ?

Pour comparer avec un référentiel qui nous est bien familier, comparons l’amour qu’on porte à notre conjoint à celui qu’on porte à notre proche famille. L’expérience nous démontre que rien ne saurait entraver l’amour que l’on porte à nos enfants et ce, peu importe le respect qu’ils nous témoignent ou le bien-fondé de leur comportement. Il en va de même concernant nos parents, sauf cas d’exception, nous les chérissons malgré leurs défauts. C’est comme ça, nous les aimons de façon irrévocable. En revanche, vis-à-vis de notre compagnon, l’amour semble bien plus relatif, il est d’ailleurs sujet à un entretien constant. Pourquoi ? Qu’y a-t-il chez nos enfants ou chez nos parents qui ne se trouve pas chez l’élu de notre cœur ?

Les Sages de la Michna nous donnent une indication. Ils déclarent connaître la recette de l’amour éternel. « Tout amour qui dépend d’une chose (extérieure à lui-même) est destiné à être annulé si la chose de laquelle il dépend s'annule. Et tout amour qui ne dépend de rien d’autre (que de lui-même) est voué à se maintenir à jamais »1

Ainsi disent-ils, si l’amour est conditionné par une quelconque chose extérieure à lui-même, il n’est plus immuable. En d’autres termes, ce n’est pas véritablement de l’amour puisqu’il dépend d’une cause extérieure à lui-même.

Essayons d’approfondir quelque peu les enseignements de nos maîtres. Que veulent-ils nous signifier lorsqu’ils déclarent qu’un amour qui dépend d’une raison extérieure n’est pas un véritable amour ? Et quel est de fait, cet amour pur qui n’a pas besoin d’intermédiaire ?

Je t’aime parce que…

C’est cette femme qui trouve son mari merveilleux à cause des nombreux chiffres qu’affiche son compte en banque. Un amour qui dépend de l’épargne…

Ou encore celui qui épousa une très belle femme pour l’exhiber à son bras. Un amour qui dépend d’une plastique…

Mais de manière plus subtile, il y a de ces amours qui n’existent et ne se nourrissent uniquement que des sentiments renvoyés par l’autre. Un amour de consommation affective. Et bien qu’ici la raison d’aimer soit moins grossière, il n’en demeure pas moins que l'amour dépend d’une raison qui ne lui est pas intrinsèque. On peut trouver ce type de relation chez celui qui aime son épouse pour l’admiration qu’elle lui porte ou encore pour le respect qu’elle lui témoigne, ce n’est pas elle qu’il aime en réalité mais lui-même au travers d’elle. Ou celle qui aime son mari pour l’attention qu’elle reçoit de lui ou le sentiment de sécurité qu’il lui procure. Là aussi, nous sommes dans une alimentation de sa propre estime à travers le témoignage d’attention de l’autre mais pas encore dans l’amour lui-même. Tant que les personnes font dépendre leur amour du sentiment que l’autre leur renvoie d’elles-mêmes, leur amour n’est pas véritablement authentique et dépendra du sentiment fourni par l’autre. No feed back, no love !

Mais attention, il ne faut pas se méprendre, il ne s’agit pas de lésiner sur ce genre d’attentions évidemment, ni d’en déprécier la valeur. Car si les livres spécialisés dans le couple rabâchent inlassablement que l’homme a besoin de l’admiration et du respect de son épouse et que de son coté, elle a besoin de l’attention de son mari, c’est bien que le bien-fondé des mécanismes humains s’articule autour de cet échange. En revanche, croire que cela représente tout de l’amour, c’est passer à côté de quelque chose de plus essentiel. L’intention de mon propos est de souligner que si l’amour ne dépend exclusivement que de ses « marques d’amours », au point où leur l’absence peut conduire le couple au divorce, il n’a jamais été vraiment sincère...

Malheureusement, un nombre non négligeable de personnes passent la porte des conseillers spécialisés dans la vie de couple, le cœur lourd sous prétexte de ne pas ou plus recevoir assez d’attention ou d’admiration.

On l’aura compris, un amour qui dépend d’autre chose que de lui-même passe à côté de l’essentiel. Toutefois, cela ne nous indique toujours pas quel est cet amour qui se suffit à lui-même ? Peut-on aimer l’autre sans qu’il ne nous donne rien en retour ?

Aimer l’autre… pour ce qu’il est !

Réfléchissons un instant.

Lorsque nous avions jeté jadis notre dévolu sur l’élu de notre cœur, nous avait-il témoigné à ce moment-là de l’admiration ? Du respect ou de l’attention ? J’irais même jusqu’à dire que par souci d’objectivité, nous avions pris le soin de ne pas nous laisser amadouer par un jugement faussé par notre égo. Et nous avons jugé bon de nous concentrer sur la personne elle-même. N’avons-nous pas fait l’inventaire de ses qualités en nous demandant : « Mais qu’est-ce que j’aime chez lui ? » Le mariage est une décision si importante… De surcroît, il faut l’avouer, il n’y a pas lieu d’être réellement admiratif, ni profondément attentionné vis-à-vis d’un quasi-inconnu, ces sentiments n’ont de véritable poids uniquement lorsque les personnalités sont mises à nu. 

Qu’est-ce qui a nous charmés ? Pourquoi avons-nous dit « oui » ?

À part ceux pour qui la beauté et le compte en banque eurent raison de leur choix, les autres, pour la plupart, ont sans doute été séduits par la personne elle-même. Ses traits de caractère, sa façon d’être, son énergie, son charme etc. Le regard était alors entièrement rivé sur l’autre. Certes nous faisions quelques allers-retours en nous-mêmes afin de juger de nos ressentis, mais ils avaient pour ambition de savoir si nous aimions cette personnalité-là.

C’est alors qu’au cours des premières semaines et même des premiers mois, l’autre est véritablement apprécié pour sa valeur. C’est en cela que s’exprime la magie de la première année – la découverte de la personnalité de l’autre. Ce n’est que plus tard que notre égo nous rattrape. Il regarde de moins en moins l’autre pour ce qu’il est, mais pour ce qu’on reçoit de lui… ou pas, justement !

L’amour qui ne dépend de rien d’autre que de lui-même, c’est cet amour des premiers instants, où l’amour était sans contrepartie, ni réelle attente de retour. C’est aussi cela qui fait son éternité, car libéré des déceptions de l’égo. Aimer l’autre pour ce qu’il est, non pas pour ce qu’il nous donne, serait peut-être une des recettes de son immortalité. Revenir aux premiers jours n’est-il pas le rêve de tout un chacun, après tout ?

1Avot chp. 5 :16