Lorsque l’on lit ou que l’on écoute des Hespedim (oraisons funèbres) sur une personne qui nous a quittés, on a souvent l’impression de la “découvrir” à nouveau, ou d’être mis au courant d’aspects insoupçonnés de sa personnalité. Mais faut-il vraiment attendre qu’une personne disparaisse pour aller au-delà de ce qui se voit ? Ce serait bien triste. Apprenons dès maintenant à gratter la première couche…

Quand on croise quelqu’un, notre réflexe est de le catégoriser. C’est normal, c’est humain : cette femme avec une jupe longue et un téléphone Cachère ? Forcément, son mari est un érudit qui étudie toute la journée assidûment. Cette jeune fille pleine d’énergie ? Elle doit n’avoir aucun souci pour paraître si heureuse. Cette influenceuse qui s’affiche avec son mari ? Évidemment, un couple en béton armé. Cette manifestante de gauche ? Elle pense sûrement ceci ou cela… On pourrait donner mille exemples.

Sauf que bien souvent, on se trompe. En réalité, la plupart du temps, on se trompe, mais on ne s’en rend pas compte. La femme à la jupe longue vit avec un mari en pleine crise existentielle. Derrière le sourire éclatant de la jeune fille se cache une souffrance terrible. L’influenceuse subit les frasques de son mari… Je pourrais démonter tous nos préjugés un par un. Et ce ne sont pas des suppositions : c’est du vécu. Rien qu’aujourd’hui, en une heure, j’ai vu tomber les masques de quatre personnes que je pensais avoir “rangées” dans des cases claires !

La Torah connaît bien cette tendance humaine à juger son prochain. C’est pourquoi elle nous enjoint à juger chacun avec indulgence : Ladoun lékaf Zé’hout [1]. D’accord, mais quand on n’a pas une imagination débordante, comment faire ?

Premier point : partir du postulat que nous ne savons pas tout. Ce que je vois de cette femme qui semble gérer à la perfection ses enfants au parc, ce n’est qu’une image. Je ne peux pas connaître son monde intérieur ni deviner ce qu’elle traverse. Alors, je choisis de m’intéresser à elle, de développer mon empathie envers elle, et d’être attentif aux signaux qui pourraient indiquer qu’elle a besoin de moi.

Ensuite, rappelons-nous les Pirké Avot : « Qui est le Sage ? Celui qui apprend de chaque homme. »[2] Cette phrase n’est pas seulement un joli proverbe, c’est une véritable clé pour transformer notre regard sur les autres. Elle nous invite à passer d’une posture de jugement à une posture d’apprentissage.

Car si je regarde mon prochain uniquement avec mes étiquettes toutes faites, je le réduis. Mais si je décide de l’observer comme une personne dont j’ai quelque chose à apprendre, alors je l’élève — et je m’élève moi-même. Cet enfant qui a du mal à apprendre peut m’apprendre la valeur de la persévérance. Cette femme si posée, dont la lenteur m’exaspère parfois, peut m’apprendre la patience et la sérénité. Cet homme qui paraît froid et réservé peut m’apprendre l’importance de la retenue.

Ce changement de perspective est puissant : au lieu de classer les gens dans des boîtes figées, je les transforme en enseignants potentiels. 

C’est sans doute pour cela que la Torah nous demande de juger favorablement. Non pas pour être naïfs, ni pour fermer les yeux sur la réalité, mais pour garder la conscience que nous ne savons jamais tout, et qu’il y a toujours une profondeur à découvrir. En choisissant de regarder l’autre ainsi, on construit des relations basées sur l’amour gratuit et n’est ce pas là notre travail essentiel avant la venue du Machia’h ? Alors, la prochaine fois que vous croiserez votre voisine qui, d’ordinaire, vous exaspère, essayez de vous rappeler qu’elle aussi porte en elle un monde caché, fait d’épreuves et de défis… et qu’il y a sans doute quelque chose que vous pouvez apprendre d’elle.

 

[1] Pirké Avot (Maximes des Pères, 1:6)

[2] Pirké Avot (Maximes des Pères, 4:1)