Depuis les dernières élections, la société israélienne se déchire autour d’une réforme judiciaire présentée par le ministre de la Justice, Yariv Lévin. Des manifestations émergent dans les quatre coins du pays avec des pancartes satiriques affichant le premier ministre en uniforme nazi, proférant des slogans fascistes à l’égard des membres du gouvernement, et jouissant d’une surmédiatisation nettement orientée. Et dernièrement, une grande excursion à Bné Brak avec pour maître-mot les slogans « Enrôlez-les, enrôlez-les ! », « Nous ne voulons pas d’un État de droit juif ! »

Pari manqué pour ces manifestants réactionnaires : ils ont été accueillis avec des gâteaux faits maison et des boissons chaudes Made in Bné Brak en guise de réponse… Ce qui semblait être au début une bataille juridique se révèle être un combat idéologique de fond sur l’identité même de l'État d’Israël. D’un côté, une coalition majoritaire, de droite et principalement religieuse ; de l’autre côté, une opposition minoritaire, majoritairement laïque et de gauche.

Le tollé des opposants porte d’ailleurs essentiellement sur ces sujets de société qui divisent les deux camps depuis des décennies, telles qu'une législation conforme aux revendications des lobbies LGBTQ+, l’ouverture des transports publics le Chabbath, l’instauration de la laïcité dans les écoles etc. Leur crainte est de voir apparaître un État de droit basé sur les fondements de la loi juive – Médinat Halakha.

Le soubassement de ce conflit renvoie de façon plus générale à un débat idéologique millénaire entre la vision conservatrice et la vision libérale. Ces courants devenus socio-politiques prennent eux aussi en partie racine dans des conceptions beaucoup plus larges que sont l’existentialisme et l’essentialisme.

L’existentialisme postule que chaque individu crée lui-même le sens qu’il veut donner à sa vie. Dans cette vision, il n’y a pas de vérité absolue et contraignante à laquelle un homme soit soumis de fait. L’essentialisme quant à lui affirme qu’il existe des essences propres à chaque entité.

La société occidentale a fait le choix d’épouser ouvertement les valeurs du libéralisme qu’elle a habillé de multiples théories, confortant l’idée qu’il n’existe aucun déterminisme à l’homme. Elle récuse l’idée d’une vérité transcendantale ayant autorité de droit sur les individus. D’après elle, l’homme n’est qu’un vulgaire amas de molécules qui, par chance, s’est vu attribué tel ou tel sexe, qu’il a entièrement le droit de changer par exemple. Et puisque cette position n’a pas d'observations empiriques mesurables, ils la martèlent depuis les plus petites classes des écoles laïques pour qu’elle se loge “religieusement” dans le cœur de ses futurs adeptes.

La Torah comme prétexte de guerre

La vision de la Torah, quant à elle, n’est ni existentialiste ni essentialiste. Elle n’est ni existentialiste car elle définit des entités sexuelles de genre par exemple, sans être toutefois essentialiste en cela qu’elle accueille le converti, le rendant juif au même titre qu’un Juif congénital par exemple.

Pourtant, elle est l’épouvante cachée de la gauche libérale qui voit en elle une menace pour sa liberté. Et par ignorance, on lui fait porter le dam de toutes les craintes, l’accusant : 

- d’être raciste, alors qu’elle enjoint d’aimer le non-Juif au même titre que le Juif [1] ;

- d’être dogmatique, alors qu’elle pousse sans cesse à la remise en question et à l’analyse de ses fondements [2]; 

- d’être machiste, alors qu’elle défend les droits de la femme qu’elle considère d’ailleurs spirituellement supérieure à l’homme [3]

- d’être ségrégationniste, alors qu’elle accueille le converti et met le non-Juif qui se consacre aux lois Noa’hides au même rang que le Grand prêtre (traité 'Avoda Zara 3a) ; 

- d’être homophobe, alors qu’elle ne condamne jamais les individus mais les actes ; 

- d’être pour la souffrance animale, alors qu’elle interdit la chasse et met en garde lors de l’abattage rituel, étudié pour réduire la souffrance au minimum [4]

- d’être impitoyable, alors qu’elle interdit le meurtre, le vol, l’adultère. 

Mais tout cela ne suffisait pas à la gauche progressiste, puisqu’une chose semble la gêner plus que tout – qu’on affirme que la Torah soit d’origine divine car là, les choses deviendraient plutôt contraignantes, inamovibles. Il n’y a qu’à considérer le rapport affable que la gauche entretient avec les courants réformistes et leur Torah malléable pour comprendre.

C’est peut-être ce qui se cache derrière ce mouvement de panique générale de la gauche israélienne - l’idée de se soumettre à un système totalitaire à leurs yeux, à l’aspect sévère, dont ils ignorent tout et qui menace de ravir leur liberté sacro-sainte.

La polémique entre la droite et la gauche en Israël porte aujourd’hui sur l’identité du pays : sera-t-il laïc ou juif ? Cette fois, il ne s’agit pas d’une simple question politique entre la droite et la gauche mais d’une affaire historique sur l’essence même de l'État d’Israël.

Et le point névralgique du débat de fond est de savoir s’il existe une vérité transcendantale à laquelle il est de rigueur de se soumettre. Le débat est maintenant réouvert…

[1] Lévitique 19, 34, Séfer Haïkarim du Rav Elbo, fin du troisième Maamar, alinéa 25 etc.

[2] Propre même de la méthodologie talmudique. 

[3] Traité Kétouvot, Maharal de Prague, Drouchim 7.

[4] Traité ‘Houlin.