Il existe de nombreuses manières de vivre son judaïsme comme en témoignent les différents courants au sein du peuple juif. Dès lors qu’il respecte scrupuleusement l’ensemble de la loi juive - le Choul’han 'Aroukh - un courant est libre de mettre l’accent sur un point du service divin auquel il est particulièrement sensible. Certains insisteront sur l’étude de la Torah, d’autres sur la prière ou encore l’amour de son prochain etc., chacun selon sa sensibilité. Néanmoins, un courant se démarque des autres, au point que son mode de vie est franchement singulier, il s’agit des Avrékhim, ceux qui sont sortis du monde du travail pour s’adonner complètement à l’étude de la Torah.

Qui sont ces gens ? Comment vivent-ils et pourquoi ? Comment la Torah perçoit-elle leur mode de vie ?

Nous allons enquêter sur ce phénomène de société et tenter d’en comprendre les rouages.

En chiffres

La grande majorité des Avrékhim - ceux qui ont choisi de vouer leur vie à l’étude de la Torah - est issue du milieu orthodoxe. L’institut démographique israélien publiait fin 2020 son rapport concernant les couches sociales vivant dans le pays, avec un taux d’orthodoxes avoisinant les 1 175 000 personnes, soit 12,6% de la population israélienne. Parmi eux, on dénombrait – 140,614 étudiants de Yéchiva, dont 70% étaient des étudiants mariés inscrits dans des structures adaptées – les Collelim. (https://www.kikar.co.il/haredim-news/382145

L’état alloue une bourse mensuelle aux étudiants mariés atteignant dans le meilleur des cas - 700 shekels. Pour y prétendre, il faut répondre présent dans l’établissement de 9h à 18h et nombreux sont les contrôles d’État qui veillent à cette ponctualité. Le reste de la paye mensuelle de l’Avrekh est compensée par le Collel qui dispense une bourse allant de 2500 à 4000 shekels dans le meilleur des cas. Le Collel vit des dons de ceux qui souhaitent prendre part à l’étude de l’Avrekh. Une grande part du budget du foyer est compensée par l’épouse de l’étudiant et souvent par une activité professionnelle, exercée en parallèle.

Quelle légitimité ?

Si pour nous autres européens, un tel mode de vie paraît surprenant, il n’en reste pas moins qu’il était répandu au sein du peuple juif, à commencer par les fils de notre patriarche Ya'akov – Issachar et Zévoulon. 

« À Zévouloun, il dit ces mots : "Sois heureux, Zévoulon, dans tes voyages, et toi, Issachar, dans tes tentes !" » (Deutéronome 33, 18). Rachi sur place d’expliquer que Zévouloun s’en allait commercer outre-mer, pendant que son frère résidait dans les salles d’étude. Et Rachi d’ajouter au nom du Midrach, que le commerce de Zévouloun était béni grâce à l’étude d’Issachar.

Les Sages de la Michna et du Talmud étaient également familiers d’un tel mode de vie. Le traité Kala Rabbati (chapitre 2) raconte comment Rabbi Tarfone et Rabbi 'Akiva ont soutenu l’étude des étudiants mariés de leur village ou encore comment Rabbi Yona donnait sa dîme à Rav Aha bar Oula afin de soutenir son étude de la Torah. (Yérouchalmi, Maaser Chéni, alinéa 3). Les exemples ne manquent pas dans la littérature juive d'où nous pouvons constater qu’un tel procédé était monnaie courante. (Voir aussi Zévahim p.2, Sota p. 21,Yérouchalmi, Chékalim chap. 5 alinéa 4, Méam Loéz, Vézot Habérakha etc.)

À part l'accomplissement de la Mitsva de Tsédaka, une telle association permet le partage des bénéfices spirituels de l’étudiant en Torah avec celui qui le soutient. Les textes nous révèlent qu’un étudiant en Torah qui étudie grâce à un mécène partage avec lui ses mérites. ('Hafets Haïm, Chem 'Olam, Ein Ya'akov, Baba Batra, etc.)

Cependant, si un tel mode de vie était bel et bien présent dans notre culture, il n’avait jamais atteint une telle ampleur que de nos jours.

Le Collel pour tous, est-ce possible ?

Le Talmud au traité Bérakhot (p. 35) rapporte une discussion d’anthologie entre Rabbi Ichmaël et Rabbi Chim'on. Rabbi Ichmaël dit qu’il faut nécessairement associer l’étude de la Torah au travail et défend son avis par des versets explicites de la Torah. Rabbi Chim'on quant à lui, dit qu’il faut s’adonner exclusivement à l’étude de la Torah et lui aussi démontre son opinion par des préceptes de la Torah. Des générations plus tard, le Talmud viendra à bout de cette controverse au travers de l’observation empirique et déclarera « Abayé dit : Nombreux sont ceux qui ont agi comme Rabbi Ichmaël et ont trouvé le salut, de nombreux autres ont agi comme Rabbi Chim'on Bar Yohaï et ont échoué » et le Talmud d'enchaîner avec Rava qui suppliait ses élèves de ne pas se montrer dans les salles d’étude lors des moissons afin qu’ils engrangent le nécessaire pour assurer leur subsistance annuelle.

Nous voyons de là, que si un tel mode de vie existait bel et bien, il n’était cependant pas le lot de l’ensemble de la population. Certains parmi les commentateurs talmudiques le déduisent des propos même d’Abayé mentionné plus haut, qui insista sur le fait que « Nombreux… ont échoué », ce qui implique disent-ils au passage, qu’en minorité, un tel système serait tout à fait valable. 

Comment et pourquoi sommes-nous arrivés à des chiffres si vertigineux de nos jours ?

Bien que les premiers Collelim datent de 1931 avec le Heykhal Hatalmoud du Rav Touvia Lizin, leur développement ainsi que leur fulgurante expansion, furent inéluctablement dus au 'Hazon Ich, le Rav Avraham Ichayaou Karélits, qui au-delà de la fondation de son propre Collel en 1942 à Bné Brak, soutint activement toute initiative de création d’une nouvelle structure. C’est lui qui encouragea qu’un écosystème général soit mis en place dans le but de permettre aux étudiants de s’adonner à l’étude de la Torah sans le souci du lendemain.

À l'époque, l'étude de la Torah était peu répandue, ce qui faisait entrevoir un grand risque pour les générations futures.

Les Sages de sa génération lui emboitèrent le pas, comprenant l’enjeu de bâtir « un monde de la Torah » qui allait permettre à l’ensemble du peuple d’Israël encore très touché par les affres de la Shoah et de la laïcité européenne de retrouver un second souffle juif.

L’idée était qu’un groupe de gens bâtisse à nouveau l’identité juive en voie d’extinction venue de la diaspora. Que la Torah soit enseignée aux jeunes générations, que des autorités rabbiniques soient formées, que des émissaires baignés dans cette ambiance pratiquante soit envoyés comme enseignants- sauveteurs dans les patelins européens dans le but de communiquer sur l’identité juive, de stopper l’assimilation mais aussi et surtout de créer une présence juive authentique protégeant de la laïcité occidentale venue s’installer en terre sainte.

À n'en pas douter, l’extraordinaire réussite de l’État hébreu dans les domaines de la sécurité, du High-Tech, de la recherche (etc.) est due à ce développement historique de l’étude de la Torah et du dévouement avec lequel il est accompagné par les familles des étudiants en Torah souvent dans la précarité, s'investissant corps et âme dans l'étude de la Torah.

Après tout, le verset n’affirme-t-il pas explicitement « Si vous vous conduisez selon Mes lois, si vous gardez Mes préceptes et les exécutez, Je vous donnerai les pluies en leur saison, et la terre livrera son produit, et l'arbre du champ donnera son fruit » (Lévitique 26, 3-4), Rachi se référant au Midrach de traduire cette conduite méritoire par « l’effort dans l’étude de la Torah ». 

Mais la réponse peut sans doute découler des propos du Rambam.

Le Rambam écrit dans son Michné Torah (lois sur la Chémita et le Yovel, alinéa 12 et 13) que la tribu des Lévites n’a reçu aucun héritage dans la terre d’Israël afin qu’ils soient disposés au service divin et à enseigner la Torah à l’ensemble du peuple. Puis le Rambam d’ajouter « il ne s’agit pas uniquement de la tribu des Lévites, mais de toute personne dont l’esprit la porte à servir D.ieu en s’extrayant des comptes de ce monde. Elle sera considérée comme sainte, et bénéficiera du nécessaire comme ce fut le cas pour les Lévites ».

Maïmonide résout donc l’apparente problématique du fait qu’un tel mode de vie ne doive être réservé qu'à une minorité. Il dit que les Avrékhim, ceux qui ont donc choisi de vouer leur vie à la Torah sont à l’image des Lévites, une minorité au sein de l’ensemble du peuple juif, moins de 2% comme le mentionnent les statistiques.

Un devoir ou une vocation ?

Avrekh n'est pas un métier, c'est une vocation. Tout le monde n’est pas capable d’étudier 8 à 10 heures par jour, décortiquer des textes millénaire dont la complexité n’a d’égale que la profondeur, ni de faire face aux difficultés financières qu’un tel mode de vie pourrait impliquer. En effet, les Avrekhim font preuve d’un amour de la Torah qui surpasse de loin celui des vanités de ce bas monde et du confort douillet placardé sur les panneaux publicitaires. Leur plaisir réside dans les voies de D.ieu et le rayonnement dont ils irradient se lit d’ailleurs souvent sur les visages sereins de leurs enfants.

Néanmoins les grandes héroïnes de cette aventure épique sont indubitablement leurs épouses qui accompagnent et soutiennent leurs maris dans cette quête de vérité et de sens suprême, sans qui rien de tout cela n’aurait été possible, puisque la Halakha stipule clairement que c’est sur le mari que repose la charge financière du foyer (Traité Kétoubot).

Si elles ont décidé de participer à cette aventure c’est uniquement par amour inconditionnel de la Torah dont elles jouissent pourtant de façon indirecte.

Je doute que beaucoup d’hommes en fassent autant… Pas étonnant que le Maharal déclare qu’elles sont naturellement plus spirituelles que les hommes. C’est à ce titre que le Midrach (Esther Raba) affirme que la délivrance finale viendra des femmes pieuses de notre peuple, comme ce fut le cas pour la sortie Égypte (Traité Méguila, p. 4).

Mais c’est également pour cela qu’elles ont le devoir de jauger leur ressources afin de savoir si elles se sentent capables d’emprunter un tel chemin de vie. Le choix doit irrémédiablement être le fruit de leur décision personnelle, rien ni personne ne doit les contraindre…