« Car vous savez comment nous avons demeuré dans le pays d’Égypte, et comment nous avons passé au milieu des nations [par lesquelles] vous avez passé. Vous avez vu leurs exécrations, et leurs idoles détestables, de bois et de pierre, d’argent et d’or qui sont avec eux… » (Dévarim 29,15-16)

La Torah interdit la pratique de divers cultes étrangers que le peuple servit jusqu’alors. Le Rav de Brisk[1] soulève une apparente contradiction dans les versets cités. Tout d’abord, ils parlent des idoles en termes très péjoratifs – « exécrations et idoles détestables ». Puis, la Torah décrit les matériaux qui les constituent – la pierre et le bois, l’argent et l’or, ce qui parait neutre, voire précieux et attrayant. Dans quelle catégorie faut-il donc les classer ?

D’après le Rav de Brisk, ce verset nous enseigne un principe important sur la nature humaine. Quand un homme voit pour la première fois quelque chose de dégoûtant, cela le révulse. En revanche, il a tendance, au bout d’un certain temps, à s’y habituer et à ne plus en être écœuré. Cette chose est perçue comme neutre, à l’instar du bois et de la pierre. Puis, s’il continue à le voir et à s’y habituer davantage, ce qui était précédemment révoltant et abominable devient aussi beau et précieux que l’argent et l’or.

Rav Israël Salanter développe également cette idée. ’Hazal[2] affirment que si un homme commet une faute et récidive, celle-ci devient, à ses yeux, comme une action permise. Ceci, car il s’y habitue, même si l’acte lui semblait terrible auparavant. Et, quand il répète continuellement cet acte, qu’il sait être mauvais, il se justifie et se convainc du bien-fondé de son comportement. Rav Salanter va plus loin. Il précise qu’au bout de trois fois, la faute devient une Mitsva aux yeux de celui qui la commet ! Celui-ci s’immunise contre l’aspect négatif de son acte et ressent le besoin, au moins inconsciemment, de se persuader qu’il agit correctement. Ceci s’accorde bien avec la remarque du Rav de Brisk, selon laquelle l’idolâtre considère d’abord son culte comme neutre – comme le bois et la pierre, puis il le trouve aussi désirable que l’argent ou l’or.

Notons que cette capacité à s’habituer est nécessaire au fonctionnement de l’être humain. Ceci explique le fait que certaines personnes aient dû subir d’atroces souffrances et survécurent malgré tout. Rav Issakhar Frand écrit, à propos des rescapés de la Shoah : « On peut s’habituer à tout. Autrement, il aurait été impossible de survivre. Certaines personnes sont passées par les camps de concentration, dans des conditions indescriptibles. Comment ont-ils fait ? En un sens, ils s’y sont habitués. Cette capacité humaine est donc très utile. »

En ce qui concerne notre comportement en général et notre pratique des Mitsvot en particulier, cette caractéristique peut s’avérer très dévastatrice. La Guémara[3] affirme que le Yétser Hara' conseille d’abord à l’individu de commettre une petite faute, puis une autre un peu plus grave, jusqu’à ce que ce dernier en arrive à pratiquer l’idolâtrie ! C’est comme une pente savonneuse sur laquelle à chaque pas effectué, la personne se dit que son acte, qu’elle estimait précédemment impensable, est devenu « normal » ; elle se permet alors de glisser davantage, avec les terribles conséquences que cela implique.

Rav Frand précise que les dommages sont d’autant plus importants quand il s’agit de notre sensibilité face aux images et attitudes indécentes : « Si un homme décédé il y a dix ans revivait aujourd’hui et écoutait la radio – par exemple un programme sur la vie de famille –, il serait abasourdi par le langage employé et les sujets abordés. Que s’est-il passé ? Nous avons spirituellement dépéri à cause de ce que nous voyons sur les panneaux, sur les publicités affichées sur les autobus, dans les stations de métros ou de tramway et par ce que nous entendons à la radio. C’est ahurissant ! Il y a dix ans, tout ceci était considéré comme « des exécrations et des idoles détestables ». C’était écœurant ! Par la suite, c’est devenu « du bois et de la pierre ». Nous nous y sommes habitués. De nos jours, c’est même « de l’argent et de l’or ». Nous les désirons et attendons impatiemment de voir ou d’entendre ce genre de choses. »

Ce phénomène fut particulièrement marqué durant la crise du Coronavirus. Prenons l’exemple de l’impossibilité de prier en présence d’un Minyan pendant plusieurs mois. Au début, cela paraissait bizarre de prier seul, mais au bout de quelques jours, c’est devenu plus « acceptable » aux yeux des gens, au point que même une fois les Minyanim à nouveau autorisés, certains se montrèrent las et paresseux, immunisés contre les inconvénients d’une prière récitée individuellement.

Il nous faut fournir un effort particulier pour surmonter cette tendance naturelle à s’habituer à diverses situations, tout en nous souvenant de nos valeurs et en gardant une attitude convenable, respectueuse de la Halakha.

Puissions-nous tous mériter de ne pas être victimes de cette tendance à s’immuniser contre un mauvais comportement.

 

[1] Propos entendus du Rav Issakhar Frand

[2] Kidouchin 20a

[3] Chabbath 105a.a