La lumière qui a commencé à poindre pour Yossef avec la Paracha de Mikets, et notamment sa sortie de prison et son installation comme vice-roi d’Égypte, va, cette semaine, illuminer également la vie de Ya'akov. En effet, nous assistons aux retrouvailles tant espérées, tant attendues, entre Yossef et ses frères, mais aussi et surtout entre Ya'akov Avinou et son fils chéri, avec lequel il avait une très grande complicité, et qu’il croyait disparu depuis 22 ans.
Le texte de la Paracha a une formule très évocatrice pour évoquer l’impact de l’annonce de la survie de Yossef sur Ya'akov Avinou :
« Vatékhi roua’h Ya'akov » « Et l’esprit de Ya'akov revint à la vie » (Genèse 45.27).
Rachi explique le sens de ce verset de la manière suivante :
L’esprit de Ya’akov revint à la vie (ch.45, 27) : La Chékhina, qui s’était retirée de lui (à cause de son état d’abattement), est revenue l’habiter.
Nous comprenons ainsi que l’annonce de la disparition de Yossef et la tristesse qu’elle avait engendrée avaient eu un impact spirituel terrible pour Ya'akov Avinou : il n’était plus en mesure d’accueillir l’inspiration divine. Tout se passe comme si, selon notre tradition, un esprit affligé, peiné, désespéré, D.ieu nous en préserve, n’était plus vivant.
Et, de fait, nos Sages nous enseignent, que le Rouah’ Hakodech, l’esprit prophétique, ne peut reposer que sur un homme heureux, sur un esprit apaisé et joyeux. La tristesse fait obstacle précisément à la prophétie et à la spiritualité authentique telle qu’elle est souhaitée dans le judaïsme (Traité Chabbath, 30b).
C’est ce que l’on voit ici à propos de notre patriarche, ou encore, plus tard, au sujet de Moché Rabbénou, qui est resté longtemps abattu par la faute des explorateurs et ne pouvait plus prophétiser durant cette période. (Traité Ta'anit 30b).
Inversement, comme le note Rav Jonathan Sacks, nous trouvons dans les textes prophétiques des versets qui décrivent les efforts que déployaient les prophètes afin de stimuler leur joie et leur bonheur pour pouvoir recevoir l’inspiration divine. Nous pouvons penser ainsi au prophète Elicha’ qui faisait jouer de la musique devant lui lorsqu’il était abattu afin de retrouver la joie, et pouvoir à nouveau prophétiser.
Nous le comprenons donc, la prophétie, le plus haut niveau spirituel qu’un homme peut atteindre, pourrait-on dire, est intrinsèquement lié à sa capacité à être dans la Sim’ha, dans la joie, ou tout du moins, l’apaisement, la confiance intérieure, et l’espérance.
Or, il faut admettre que cela ne va pas toujours de soi dans la pensée occidentale. En effet, le philosophe n’est pas souvent dépeint comme un être gai et joyeux, mais bien souvent comme un penseur mélancolique percevant la complexité du monde, la finitude de la vie sur terre, et les limites de l’espérance humaine.
C’était l’idée qui prévalait également chez certains philosophes de la Grèce antique, les stoïciens, les sceptiques, et même les épicuriens. Ces derniers étaient obsédés par le caractère précaire, si ce n’est dérisoire, de la vie humaine.
Ces conceptions de la spiritualité prétendraient que pour véritablement méditer en profondeur sur la vie, il faut se « coltiner » à ce que la vie a de plus sombre, de plus complexe, de tragique. Elle porte parfois même un regard condescendant sur ceux qui s’obstinent à rechercher un bonheur simple, une vie heureuse et joyeuse. La vie, veut-on nous faire croire, serait autrement plus sérieuse que cela !
Là n’est pas le message du judaïsme ! Il s’agit d’un message profondément original dont il faut mesurer la portée. Elle fait de la joie non pas un expédient pour mieux supporter notre quotidien, une forme « d’opium du peuple », mais au contraire la condition d’accès sine qua non à toute compréhension profonde de la vie.
En effet, la tristesse et le désespoir ont des effets ravageurs dans la « psyché » des individus, il s’agit de sentiments obsessionnels qui empêchent l’homme de se projeter sur l’avenir et immobilisent l’ensemble de ses facultés.
Lorsque le visage de l’homme est abattu, il devient une proie facile pour le Yétser Hara' (mauvais penchant) qui va chercher à l’enfermer dans ses sentiments dépressifs, et à l’éloigner de ses forces vitales et notamment d’une volonté de perfectionnement.
Il s’agit d’un enjeu tellement fondamental qu’il est mentionné au tout début de la Torah, lorsque D.ieu s’adresse à Caïn et lui dit : « Pourquoi es-tu chagrin, et pourquoi ton visage est-il abattu? Si tu t'améliores, tu pourras te relever, sinon le Péché est tapi à ta porte : il aspire à t'atteindre, mais toi, sache le dominer ! » (ch.4, 6-7).
Pourquoi la joie, la Simh’a, et l’espoir sont-ils si fondamentaux ? Qu’est ce qui de joue ici qui détermine la capacité de l’homme à développer une spiritualité riche et dynamique ?
Le Rambam (Maïmonide) explique ainsi, dans le Guide des Égarés, que la tristesse et l’abattement font obstacle à la faculté « imaginative » de l’homme (R. Munk).
Or, précisément, la faculté imaginative, la capacité de l’homme à se projeter en avant, à conserver en lui l’espoir d’un avenir meilleur est le principal moteur de l’ascension spirituelle telle qu’elle est souhaitée dans le judaïsme.
Prenons le principe de la Téchouva, « le repentir ». Ce dernier est intrinsèquement lié à l’imagination et à l’espoir, dans la mesure où, en faisant Téchouva, l’homme est capable d’imaginer un avenir différent de son passé. Il ne se perçoit pas comme bloqué face à une fatalité qui l’accable et qui le poursuit, mais il a la capacité à s’affranchir de la pesanteur du passé et du présent pour espérer un avenir différent, meilleur.
De même, qu’est-ce que l’espérance messianique portée depuis des millénaires par notre peuple, si ce n’est une capacité à « imaginer » un futur fondamentalement différent ? Ni les persécutions, ni les exils, ni la haine des peuples n’ont eu raison de notre espoir, de notre conviction qu’un temps viendra où Israël sera rétabli dans ses droits, où la vérité sera reconnue de tous, et où l’Éternel règnera sur toute la terre.
Le Rav Simh’a Zissel avait une très belle formule à ce sujet, il disait ainsi : « La différence entre le Tsadik et le Racha’, c’est l’imagination ! » (rapportée par R. Sadin). Le Tsadik est porté par une faculté à imaginer sa vie sous le plus bel angle, il pense pouvoir faire le bien, pouvoir s’améliorer, pouvoir étudier la Torah et devenir peut-être progressivement, avec l’aide d’Hachem, un « Talmid 'Hakham ». Il est parfois capable de supporter les épreuves du présent en s’appuyant sur un son espoir d’une issue lumineuse, en plaçant sa confiance dans l’infinie bonté d’Hachem, même si certaines choses lui échappent.
La tristesse ou la mélancolie paralysent inversement cette capacité d’imagination, et confinent l’homme dans un huis clos délétère. Alors que la joie, l’imagination et l’espérance affranchissent l’homme des rigidités de la matière et du réel, la tristesse et la mélancolie l’y ramènent sans cesse et elles l’y enferment. Elles obsèdent son esprit et font obstacle à la 'Avodat Hachem (le service divin). Il est, par exemple, très difficile de prier avec la concentration appropriée lorsque l’on est assailli par de telles pensées.
Il n’est évidemment pas simple de faire fi des sentiments de tristesse ou de mélancolie lorsqu’ils surviennent, bien souvent malgré nous, à notre corps et notre esprit défendant. C’est un élément inhérent à la nature humaine qui ne s’efface pas en le décrétant, et qui requiert un travail considérable de construction intérieure.
Toutefois, la joie à laquelle nous exhorte nos Sages relève avant tout d’un sentiment de gratitude vis-à-vis de D.ieu mais aussi de confiance apaisée dans Sa providence qui intervient auprès de chacun avec bonté. C’est bien souvent en prenant le temps de méditer sur Sa grandeur, sur les multiples cadeaux et miracles du quotidien que l’on en vient à trouver l’apaisement et à renforcer son espoir dans la Providence divine.
L’homme comprend alors qu’il n’est jamais seul, qu’il est accompagné par le Créateur du monde, qui recherche le bien de chacun, et aime chaque Juif comme « son fils unique ». Cette pensée est de nature à donner à l’homme un espoir, une confiance et une force suffisamment fortes pour regarder toujours vers l’avant et lui permettre de se rapprocher de l’Éternel.
Elle nous invite également à essayer de poétiser le réel, en recherchant les différents messages qui nous sont envoyés par Hachem, aussi bien dans les élèvements anodins du quotidien que dans des évènements plus extraordinaires.
Et, ne l’oublions pas, nous ne sommes pas livrés à nous-même pour y parvenir, mais nous avons un reçu en héritage une méthode pour y parvenir qui se nomme : la Torah.
Comme nous le disons, elle est notre sagesse et notre intelligence, elle nous a été offerte précisément pour adoucir le réel et pour nous aider à échapper aux écueils inhérents à la nature humaine.
Pour qu’elle revête toute sa force, pour qu’elle nous livre ses secrets, il nous appartient de l’ouvrir, l’étudier, et de nous laisser pénétrer par sa lumière, sa sagesse, sa douceur. Elle représente le canal emprunté par l’Éternel pour dialoguer avec nous à travers notre longue histoire.





