La Paracha de cette semaine embrasse de nombreux concepts, oscillant entre des passages lumineux, et certains plus difficiles. Elle introduit notamment une série de Parachiot qui vont mettre en lumière certains épisodes douloureux dans l’aventure des enfants d’Israël.

Dans un des récits tristement célèbres de notre Sidra, nous voyons le peuple se plaindre au sujet de la nourriture qu’ils reçoivent directement du ciel, la Manne. Lassés de cette nourriture pourtant providentielle, ils réclament d’autres types de nourriture, et notamment de la viande.

Moché connaît alors un épisode de trouble profond, au point que le verset nous rapporte ces versets terribles quant à la charge insupportable que représente pour le plus grand des prophètes la direction du peuple : "Si c'est ainsi que Tu vas me traiter, dit-il à Dieu, je T'en prie, tue-moi tout de suite - si j'ai trouvé grâce à Tes yeux - et ne me laisse pas courir à ma perte. (Nombres 11:15)

Proche de ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui un « burn-out », D.ieu va l’inviter à partager le poids de ses responsabilités avec soixante-dix Anciens, sur qui l'Esprit divin va également reposer.

Toutefois, cette inspiration prophétique semble dépasser les soixante-dix élus, et s’étendre même à deux autres hommes, Eldad et Medad, qui ne faisaient pas partie des soixante-dix élus. En réalité, Moché avait désigné six hommes dans chacune des douze tribus, soit 72 personnes, et avait ensuite tiré au sort deux personnes qui n’en feraient pas partie, ce fut Eldad et Médad. Néanmoins, exceptions à la règle, ces derniers reçurent l'élan de l'inspiration prophétique en dehors du Ohel Mo’ed, la tente d’assignation, alors qu’ils vivaient au sein même du peuple.

Cette situation inédite préoccupe Josué, le fidèle élève de Moché, qui s’empresse de prévenir son maître. Toutefois, celui-ci, loin de s’en inquiéter, rassure Josué et s’exclame : « Je voudrais que tout le peuple du Seigneur soit prophète et que le Seigneur mette Son Esprit sur chacun d'eux » (Nombres 11:29).

Moché Rabbénou nous livre à cette occasion une merveilleuse leçon de leadership qui devrait animer tous ceux qui exercent de telles responsabilités. Un leader ne se mesure pas à sa capacité à monopoliser tous les pouvoirs, à régner en maître sur tous ses sujets, il se mesure principalement par sa capacité à se réjouir de voir les autres grandir à son contact, à faire naître autour de lui les leaders de demain, et à encourager la prise de responsabilité.

Voilà pourquoi, à travers l’histoire juive, nous pouvons constater que, bien souvent, les grands personnages ont été à la fois des dirigeants, des prophètes et des enseignants entourés de disciples.

À cet égard, comme le note le Rav J. Sacks, il semble que l’ultime consécration dans notre tradition soit de rester dans la postérité comme un « maître » ; c’est le sens de l’épithète accolée à Moché, « Moché Rabbénou », « Moché notre maître ».

À son image, une longue lignée de dirigeants seront aussi de grands maîtres : Ezra, Hillel, Rabban Yochanan ben Zakkaï, Rabbi 'Akiva, les Sages du Talmud et les érudits du Moyen Âge. C’est là une des idées les plus révolutionnaires de la Torah : le héros est l'enseignant, celui qui transmet et qui forme de nouveaux élèves capables de prendre sa succession.

La survie du judaïsme, en dépit des persécutions, des expulsions, et de l’exil, s’explique à la fois par la protection divine, mais aussi par la place centrale de l'éducation, et des maisons d'études. Cette dynamique qui a traversé les siècles et les géographies a permis de partager l’espoir, une certaine vision de l’avenir et de diffuser des idéaux communs dans un langage auquel les gens peuvent s'identifier. Chaque génération a vu des maîtres former des disciples sans « esprit de jalousie » mais, au contraire, dans une conscience claire que ce sont eux qui poursuivront la chaîne de la transmission.

C’est là, explique Rav J. Sacks, la différence entre « le pouvoir » qui ne supporte pas le partage sous peine de s’affaiblir, et « l'influence », ou « l'éducation » dont la force s’accroît à mesure qu’elles se diffusent.

C’est ainsi que le judaïsme ne s’est jamais caractérisé par une quête insatiable du pouvoir, mais davantage par une capacité à exercer une influence sur le monde, et une soif inextinguible d’apprendre et de transmettre.

Nos détracteurs commettent cette erreur, ils pensent que cette influence est calculée, volontaire, orchestrée. Elle n’est en réalité que le fruit d’une tradition ancienne obsédée par la fidélité à la loi et à sa transmission, en dépit des circonstances tragiques de l’histoire. Le pouvoir a rarement été du côté du peuple Juif à travers l’histoire, aussi a-t-il fallu « compenser » ce déficit apparent par un approfondissement identitaire, une conscience exacerbée des liens sociaux, de l’entraide, de l’éducation et de la transmission. Ce travail vital pour le peuple juif a modelé des esprits, et créé de nouvelles façons de penser, de parler et de voir le monde.

Dans des « fragments politiques » retrouvés tardivement, Jean-Jacques Rousseau écrivait, dans le même sens, les lignes suivantes (cité par R. J. Sacks) :

« Un spectacle étonnant et vraiment unique est de voir un peuple expatrié n’ayant plus ni lieu ni terre depuis près de deux mille ans, un peuple altéré, chargé, mêlé d’étrangers depuis plus de temps encore, n’ayant plus peut-être un seul rejeton des premières races, un peuple épars, dispersé sur la terre, asservi, persécuté, méprisé de toutes les nations, conserver pourtant ses coutumes, ses lois, ses mœurs, son amour patriotique et sa première union sociale quand tous les liens en paraissent rompus. Les Juifs nous donnent cet étonnant spectacle, les lois de Solon, de Numa, de Lycurgue sont mortes, celles de Moïse bien plus antiques vivent toujours. Athènes, Sparte, Rome ont péri et n’ont plus laissé d’enfants sur la terre. Sion détruite n’a point perdu les siens, ils se conservent, ils se multiplient, s’étendent par tout le monde et se reconnaissent toujours, ils se mêlent chez tous les peuples et ne s’y confondent jamais ; ils n’ont plus de chefs et sont toujours peuple, ils n’ont plus de patrie et sont toujours citoyens.
Quelle doit être la force d’une législation capable d’opérer de pareils prodiges, capable de braver les conquêtes, les dispersions, les révolutions, les siècles, capable de survivre aux coutumes, aux lois, à l’empire de toutes les nations, qui promet enfin par les épreuves qu’elle a soutenues de les soutenir toutes, de vaincre les vicissitudes des choses humaines et de durer autant que le monde ? »

C’est ainsi que le peuple juif a appris que la longévité n’est pas l’apanage du pouvoir, il est davantage celui du désir d’apprendre et de transmettre, de rester fidèle à une loi intemporelle qui sait s’adapter lorsque c’est nécessaire sans, D.ieu nous en préserve, se renier ou renoncer à son particularisme qui lui donne toute sa force.

Ainsi, l’apparition de nouveaux « prophètes » au sein du peuple n’est pas une mauvaise nouvelle, elle ne fait d’ombre à personne et, au contraire, elle répand davantage de lumière. À l’exemple de Moché, puissions-nous être les maillons de la transmission, transmettre avec joie les richesses de notre tradition, afin de faire naître autour de nous les leaders de demain.