Les jours de la sefirat haOmer se concluent avec la fête de Chavouot, l’anniversaire du don de la Torah au Mont Sinaï, ce lieu où s’est joué l’apogée de notre présence au monde. Or, ce que cette période de 49 jours nous aura apporté, c’est ni plus ni moins la possibilité de rendre à nouveau concret le lien indéfectible qui unit notre peuple à la Torah, lui permettant ainsi de réaliser l'adéquation de son réel avec celui du Créateur, et d’accomplir ainsi le projet divin lui-même.

Puisque, comme nous l’apprend Rabbi Yo’hanan, au bout du cheminement d’Israël dans le désert du Sinaï, lors du don de la Torah, c’est non seulement l’écriture divine du monde qui s’est déposée en nous, mais l’être même de D.ieu. Le terme Anokhi – dans l’expression avec laquelle s’ouvre les Dix commandements : « Anokhi haChem Elokékha – C’est Moi le Nom, ton D.ieu… » (Chémot 20, 2) constitue en effet l’anagramme des mots : « Ana Nafchi kétavit yéhavit – c’est Moi, Mon âme que j’ai écrite et donnée » (Traité Chabbat, p.105/a). Par cette alliance, l’Eternel nous a donc confié Sa résidence éternelle, tandis que nous-mêmes nous Lui avons offert notre raison d’être. Car tel est bien le rendez-vous auquel nous convie la fête de Chavouot : celui de pouvoir espérer incarner la Torah, ou tout au moins expérimenter la valeur profonde que nous lui accordons. Là, dans la concrétude même de notre être présent, énoncer la révélation de la Torah à travers l’étude certes, mais surtout désirer, par nos prières, que cette vérité s'incarne dans notre réel afin qu'elle éclaire le monde entier…

Naassé véNichma

Le 2 Sivan, à l’approche de matan Torah, les bné Israël se sont exclamés : « Tout ce que l’Eternel a dit, nous le ferons – Naassé » (Chémot 19, 8). Et, selon Rachi, une seconde fois, le 4 Sivan, quand ils déclarèrent : « Nous ferons et nous comprendrons – Naassé véNichma » (Chémot 24, 7). Deux expressions qui ont ceci de commun qu’elles nous rappellent toutes les deux en quoi d’une part, l’acte, le naassé – c’est-à-dire la faculté du sujet à se réaliser – exprime en réalité un positionnement vis-à-vis de ses propres midot, de ses qualités, ses traits de caractère et son tempérament. Et réciproquement, en quoi cette disposition ne serait être pertinente que si elle est elle-même dirigée vers sa cause, le nichma, cette dimension qui la dépasse et qu’elle cherche précisément à atteindre.

Or, parce qu’ils étaient parvenus à s’identifier pleinement à la parole de l’Eternel, la haute dimension qu’ont atteint les bné Israël au pied du Mont Sinaï les a propulsés à la révélation que la Torah leur offrait de leur présence au monde, comme il est dit : « J’avais proclamé : vous êtes enfants divins, tous fils du Ciel…» (Psaumes 82, 6). Ainsi, le Traité Chabbat (p.88/a) enseigne-t-il que lorsque le peuple s’exclama comme un seul homme : « Nous ferons et nous comprendrons ! », 600 000 créatures célestes déposèrent sur chacune des têtes des enfants d’Israël deux couronnes : l’une pour le naassé et l’autre pour le nichma… Car précisément ce dont les anges font alors la louange, c’est de cette justification de leur existence à laquelle sont parvenus les descendants de Yaacov. Le fait que le projet de la Création se trouve, grâce à eux, justifié : l’accord parfait.

Ce sont précisément ces hautes dimensions de la nature humaine qui furent celles des enfants d’Israël avant la faute du Veau d’or qu’il nous est donné de revivre avec le retour de Chavouot dans le cycle du temps

Mais, parce que l’édification de soi – la brillance du tsélem élokim – passe d’abord par l’acceptation des midot avec lesquelles D.ieu s’est dévoilé à nous, nous ne sommes appelés des « enfants divins » que pour autant nous avons réussi à suivre « la voie [qui] s’élève de l’acte à la connaissance, de l’objet au sujet, de l’obéissance à la foi, de la matière à l’esprit » (rav E. Munk, La voix de la Torah 2, p.295). C’est-à-dire : à exprimer dans la totalité de notre être la transcendance du message divin. A produire l’adéquation de notre présence au monde avec sa cause, sa finalité, et donc à vivre pleinement la mesure (mida) de notre réel.

Or, dans sa grande bonté, l’Eternel nous a laissé la possibilité de retrouver cet instant magique d’adhésion au réel. Car ce sont précisément ces hautes dimensions de la nature humaine qui furent celles des enfants d’Israël avant la faute du Veau d’or qu’il nous est donné de revivre avec le retour de Chavouot dans le cycle du temps. Autant de dévoilements que provoqua le don de la Torah – ceux qui relèvent de la connaissance à proprement parler, de la Torah et du savoir qu’elle véhicule, en un mot : de la vérité ; mais aussi ceux qui touchent au fond même de notre existence, à son être le plus intime –, et que le rendez-vous de Chavouot nous livre à condition que nous nous mettions en route vers leur conquête…

Ainsi, lorsque nos Sages nous enjoignent de ne pas dormir pendant cette nuit mais, au contraire, de la consacrer à l’étude de la Torah, c’est en particulier dans le but de nous rappeler que ce qui se joue là, dans l’effervescence de la nuit, c’est ni plus ni moins la réussite de notre propre rapport au monde, l’adéquation de notre conduite à ce qui la commande. En un mot : notre délivrance. Une nécessité qui oblige à ce que nous restions « éveillés », en tension vers les plus hauts dévoilements de la vérité et du sens intime de notre présence au monde qu’ils nous soient donnés de moissonner chaque année.

La nuit

Ainsi, bien que la nuit soit synonyme d’exil, la soirée de Chavouot est là pour nous appeler qu’il ne saurait être question d’exil que pour autant où l’histoire est orientée vers sa délivrance. Puisqu’à l’image de la nuit attendant son dénouement dans les premiers rayons de l’aurore, la « veillée » nous enseigne que l’exil est la conséquence de la conscience que nous avons de notre propre présence au monde, c’est-à-dire de ce qui nous sépare encore de notre propre accomplissement. Car, tout le monde le reconnaîtra, il n’y a d’exil que pour celui qui espère son dévoilement. Et telle est la raison d’être d’Israël : l’implacabilité de son engagement à se réaliser en tant que peuple de D.ieu fait que la raison pour laquelle il supporte la galout constitue précisément ce qui l’achemine vers la délivrance. A savoir : être et rester Juif. Pour cette raison, le Mont Sinaï porte ce nom, parce que la haine (sina) – cette résistance du réel devant la réalisation effective du peuple juif – s’installa alors au milieu des nations (Traité Chabbat, p.89/b), comme un aiguillon obligeant Israël à devenir ce qu’il est.

L’implacabilité de l’engagement d’Israël à se réaliser en tant que peuple de D.ieu fait que la raison pour laquelle il supporte la galout constitue précisément ce qui l’achemine vers la délivrance. A savoir : être et rester Juif !

La garde de la Torah lors de la veillée de Chavouot est à cet égard intimement liée au sens que nous voulons donner à notre existence juive, à cette obligation que nous avons de distinguer entre le jour et la nuit, c’est-à-dire : à choisir entre la clarté universelle d’un monde déjà fait et dont il n’y a, au fond, rien à attendre, et l’obscurité d’un futur en train d’éclore. Puisque, comme on a pu le dire, « la galout n’a de sens que pour celui qui entretient un rapport avec la guéoula… ». Ce n’est que si elle porte le jour que la nuit est effectivement vécue sous la forme qui est la sienne. Car « … la guéoula n’a de sens que pour celui qui sait où il va et comment il y va » (rav A.D. Heymann, « Construire ses limites », 18 janvier 2006). C’est-à-dire : pour qui est capable de reconnaître dans le creuset de son existence le projet qui la réalise, et qui vit sa présence au monde comme l’accomplissement authentique de sa raison d’être et non comme une suite d’évènements sans lien entre eux, en un mot : comme une libération.

La guéoula

Et s’il nous est donc donné à Chavouot de réaffirmer notre engagement à vouloir rédimer notre réel et le mal qui l’accompagne, à tout faire pour sanctifier cette nature humaine retrouvée, c’est parce qu’en vérité, c’est l’ensemble de la période du omer qui nous a préparés à cette rencontre avec la Torah de D.ieu, c’est-à-dire à l’accomplissement de notre essence. Pendant 49 jours en effet, il nous a été donné de combiner les 7x7 dispositions (midot) avec lesquelles le réel se construit afin d’espérer pouvoir à nouveau réaliser l’expression authentique du visage du monde : dévoiler D.ieu au sein de Sa création. Or, la dernière mida par laquelle passe cette route, c’est celle de la malkhout, la royauté. Car la délivrance est soumise à l’acceptation du joug céleste, à sa consécration. A la différence d’un mochel (un dirigeant), le roi (mélekh) authentique obtient en effet son pouvoir, non parce qu’il règne, mais parce qu’on le sacre. Il n’est pas seulement choisi par le peuple, il est voulu. Et c’est cette mida que nous devons atteindre à la veille de Chavouot : accorder notre réel à la Parole qui y est déposée, la vouloir de toutes nos forces afin de produire la réalisation de notre essence, le projet divin lui-même. Enoncer la révélation de la Torah à travers l’étude certes, mais surtout savoir incarner dans notre réel la vérité qu’elle produit.

A la différence d’un mochel (un dirigeant), le roi (mélekh) authentique obtient son pouvoir non parce qu’il règne, mais parce qu’on le sacre. Il n’est pas seulement choisi par le peuple, il est voulu.

Voilà pourquoi nous lisons la méguilat Ruth le jour de la fête du don de la Torah. D’une part, parce que le roi David, dont Ruth est l’ancêtre, est né et décédé le jour de Chavouot. Et d’autre part, parce que Chavouot est synonyme d’espérance messianique et que Ruth fut précisément cette femme qui, provenant du peuple de Moav, l’antithèse d’Israël, parvint à inverser ses origines afin d’intégrer l’alliance d’Israël. Car, à l’instar des 49 semaines qui nous ramènent au Chabbat originel du don de la Torah, le terme Moav a pour valeur numérique : 49. 49 degrés d’impureté qu’il nous faut renverser afin d’accéder aux plus hauts niveaux jamais atteints par le peuple juif au cœur même de l’Ecriture divine du monde, le séfer Torah.

Dans le Psaume 109 (verset 4), David  s’exclame : « VéAni Téfila ». L’être même de sa présence exprime le dialogue réussi avec D.ieu, la réponse qu’il convient de Lui adresser, c’est-à-dire l’humilité à laquelle oblige la Torah. Car, ce qui se dit dans la prière, dans la louange et le remerciement, et donc la téchouva à laquelle elles invitent, c’est précisément la reconnaissance de la présence divine qui nous habite. C’est de cette manière, et uniquement ainsi, que la royauté s’incarne dans le monde, et telle est la disposition authentique qui convient à la réception de la sagesse ! Lorsque le sujet inscrit au cœur de son existence la loi qui la commande.

Ainsi, dans son « Likouté Moharan » (1ère partie, chap. 3), le rav Na’hman de Braslav décrit l’impact que la voix provoque sur l’âme de l’auditeur. Il explique en particulier en quoi la voix d’un chanteur (‘hazan) – et par extension de toute expression publique – qui ne serait pas vertueux (agoun), tire ses forces vives des « oiseaux de l’impureté » (tsiporim déKlipa) [cf. Zohar, Vayé’hi, 217/b et Balak, p.184/b]. A telle enseigne que la compensation d’une telle écoute n’est possible qu’à l’aide de l’étude de la Torah orale, c’est-à-dire du Talmud, la nuit, à voix haute. Puisque, comme l’explique le rav de Braslav, le son de la voix de l’étudiant qui prend naissance dans la gorge en passant par les 6 paliers (Izkaïne) qui composent le conduit vocal, met en place « la construction de la royauté » (binian déMalkhout), la mélopée étant par excellence l’attribut de la royauté d’Israël, comme il est dit au sujet du roi David : « Un habile musicien » (Chmouel 1 ; 16, 17). « Aujourd’hui, conclut-il, la royauté d’Israël étant en exil, la musique (!) est compromise (nifguémèt), et les chanteurs (!) inconséquents (bélo daat)… Mais dans le futur, quand la royauté de la sainteté remontera [sur le trône] et que D.ieu sera proclamé Roi sur toute la terre, alors la musique elle-même retrouvera ses droits et s’élèvera jusqu’au lieu de l’esprit de la royauté de sainteté (Daat déMalkhout déKedoucha) d’où elle tirera à nouveau sa raison d’être. Comme cela est enseigné dans les Psaumes (47, 8) quand il est dit : "Car D.ieu est Roi de toute la terre, chante l’homme avisé (Zamerou Maskil)" ».

Le chant qui accompagne la Torah assure donc bien la fin de l’exil, car l'acceptation de la Torah est porteuse de l'espoir messianique. Tel le sens de l’œuvre (avoda) qui nous a été demandé d’effectuer pendant la sefirat haOmer, et telle est la valeur intime que revêt la fête de Chavouot : même dans la nuit de l’exil, « Imo Anokhi béTsara » (Téhilim 91, 15), la Chékhina – la Présence divine, Sa réalité – est en galout avec Israël. Elle nous accompagne et peut tout à coup émerger du sein de notre présence au monde, dès lors que nous accordons notre être à l’écho de la première Parole. Comme il est dit : « C’est aujourd’hui que j’arrive ! (…) "Si vous écoutez Ma voix, aujourd’hui" (Téhilim 95, 7) » (Traité Sanhédrin, p.98/a).