Depuis des temps immémoriaux, nos illustres maîtres en Torah nous ont enseigné à emporter Chavou’ot avec nous pour le reste de l’année. En vérité, chaque Yom Tov est porteur de cette qualité éternelle. Mais avec Chavou’ot, la continuité est beaucoup plus prononcée. Tout d’abord, dans le passé, si quelqu’un n’était pas en mesure d’offrir les Korbanot (offrandes) de Chavou’ot le jour de fête, il pouvait le faire pendant la semaine qui suivait. En outre, d’après certains décisionnaires (Voir ‘Hok Ya’acov 473 :1), si on avait oublié de réciter Chéhé’héyanou pendant Yom Tov, on était autorisé à le faire dans la semaine qui suit Chavou’ot. Bien que la majorité des décisionnaires ne semblent pas suivre cet avis, le fait même qu’après Chavou’ot, nous puissions réciter cette Brakha pendant un jour de semaine apparemment ordinaire est sans pareil.

En réalité, tout ce qui a trait au Matan Torah, au don de la Torah, est porteur du leitmotiv de continuité et de perpétuité. Par exemple (voir Béer Ha’haïm sur Chavou’ot), lorsque Moché Rabbénou a vu le Har Sinaï pour la première fois lors de l’épisode du buisson ardent, sa réaction a été la suivante : « Assoura Na Véréé - je veux m’approcher, je veux examiner ce grand phénomène » (Chémot 3 :3). Les commentateurs l’interprètent comme une prière de Moché : « Hachem ! Aide-moi de sorte que même après avoir quitté cette scène impressionnante, je maintienne le niveau de sainteté que j’ai acquis. »

L’abondance de Torah représentée par la Parachat Nasso, lue il y a peu, représente également notre étude en continu après le don de la Torah. C’est la plus longue section (176 versets) et le plus long Midrach Rabba et Zohar de toutes les Parachiot. Cela signifie que nos Sages, dans la Torah orale, ont divulgué d’abondantes interprétations de la Torah et de ‘Hidouchim dans la section de la Torah qui a suivi immédiatement le Matan Torah.

Le Radbaz (6 :2, 178), citant le Ritva (Yoma 21b) donne également une belle métaphore de cette continuité. La Guémara (‘Haguiga 26b) relate qu’à l’époque du Beth Hamikdach, les visiteurs du Temple, lors des trois fêtes de pèlerinage, pouvaient assister au miracle du Lé’hem Hapanim (Pain de proposition). Quelqu’un portait la table et tout le monde pouvait voir que le pain placé la semaine précédente était encore chaud et frais (inutile d’avoir recours aux tiroirs chauffants). Une annonce était faite aux 'Olé Réguèl, les pèlerins : « Voyez comme vous êtes bien-aimés auprès d'Hachem, car le pain est dans le même état au moment où il est retiré qu’au moment où il a été placé sur la table. »

Ceci avait généralement lieu pendant ‘Hol Hamo'èd, mais le Radbaz suggère qu’à Chavou’ot, qui n’a pas de ‘Hol Hamo'èd, le peuple attendait jusqu’au Chabbath suivant pour voir le miracle. Ceci reflète également le thème récurrent de Chavou’ot : emporter le don de la Torah avec nous. De nombreuses synagogues suivaient la coutume de s’abstenir de réciter les Ta’hanoun (supplications) la semaine suivant Chavou'ot, en souvenir des sept jours suivant Yom Tov au cours desquels ont pouvait encore accomplir nos obligations sacrificielles, un signe que Chavou’ot n’était pas encore fini.

Le Rabbi de Slonim, auteur du Yéssod Ha’avoda, enseigne la même leçon à partir d’une source différente. Il cite le verset (Psaumes 111 :10) que nous récitons dans la prière : « Le principe de la sagesse, c’est la crainte de l’Eternel, gage de précieuse bienveillance pour ceux qui s’en inspirent. » Il comprend ces termes comme une référence aux jours suivant Chavou’ot, où nous devons prouver que nous appliquons la Torah et ne sommes pas de simples théoriciens ou des hommes hypothétiquement attirés par la Torah. L’épreuve de vérité de notre Kabalat Hatorah se mesure au fait de savoir si nous sommes réellement des Juifs qui vivons selon Ses commandements.

Rav Yonathan David, Roch Yéchiva de la Yéchiva Pa’had Its’hak, explique le caractère unique de Chavou’ot dans son analyse de la contribution singulière du Rav Israël Salanter au Klal Israël. S’écartant de l’affirmation plus commune selon laquelle Rav Israël a fondé le mouvement du Moussar (éthique juive), Rav David cite son beau-père, Rav Its’hak Hutner. Dans un article sur Chavou’ot (Pa’had Its’hak 41), Rav Hutner explique que le principal ‘Hidouch de Rav Israël - son innovation la plus novatrice et originale - a été l’égalisation de deux champs d’action de la Torah. Pendant longtemps, l’intensité de l’étude et de la concentration de l’analyse halakhique était principalement limitée aux relations de Ben Adam Lamakom, les rois régissant les relations entre D.ieu et l’homme. Rav Israël a fondé le mouvement qui élève l’étude du Ben Adam Léadam - par exemple, le développement de bons traits de caractère - au même niveau d’exaltation. Rav Hutner considérait cette perspective comme une réalisation du format de l’alliance de la Torah scellée au Sinaï qui présentait deux Lou’hot (tables) identiques : l’une Ben Adam Lamakom et l’autre, Ben Adam La’havéro. Dans le Pa’had Its’hak (41 :9), Rav Hutner a illustré la profondeur de cette approche en relevant que l’appel de Rav Israël à cette égalisation a inspiré « de la même plume et du même cœur » la Michna Broura (traitant des lois entre l’homme et D.ieu) et le ‘Hafets ‘Haïm (lois entre l’homme et son prochain).

Rav Yonathan David ajoute à cette thèse que selon Rachi (Chir Hachirim 7 :4), les deux Tables se correspondent exactement, une Ben Adam La’havéro pour une Ben Adam Lamakom. Ce système nous présente une constante élévation dans notre Avodat Hachem, notre service divin. Même lorsque nous sommes impliqués avec notre prochain, nous levons le regard vers le ciel pour voir comment nous pouvons simultanément agir de la même manière envers Hachem.

Rav David indique un autre Rachi (Chabbath 31a) où le Créateur Lui-même est désigné comme notre « ami. » Il achève cette pensée profonde en expliquant que si nous voyons dans chaque « ami » le Tsélem Elokim, l’image de D.ieu, nous pouvons réellement combiner le Ben Adam Lamakom au Ben Adam La’havéro.

Rav David nous cite une autre révélation du Rav Israël Salanter. Il nous enseigne que dès l’an 5600 (1840) : « Les portes du Ciel se sont ouvertes pour que nous comprenions et apprécions les profondeurs de la Torah. »

Rav Israël explique que la source de ce système de datation se retrouve dans les propos de nos Sages (voir Zohar, Vayéra 117a) sur le verset (Béréchit 7 :11) : « La six centième année de la vie de Noa’h…ce jour-là, toutes les fontaines des profondeurs ont jailli et les fenêtres des Cieux se sont ouvertes. » Alors, en quoi ce verset sur le déluge est-il lié à l’ouverture des portes célestes de la sagesse ?

Rav David explique que nos Sages (voir Rachi, Téhilim 29 :10) nous enseignent que lors du don de la Torah, toutes les nations ont envoyé des délégations anxieuses à Bilam, qui était considéré, pour ainsi dire, comme le secrétaire des Nations Unies, pour se renseigner si un prochain déluge allait survenir. Il les rassura en expliquant qu’ils n’avaient rien à craindre. Hachem donnait la Torah au monde et de ce fait : « L’Eternel trônait lors du déluge; ainsi l’Eternel trône en roi pour l’éternité. Que l’Eternel donne la force à son peuple ! Que l’Eternel bénisse Son peuple par la paix ! » (Téhilim 29:10-11). Il est impossible de penser que Bilam s’est contenté de rassurer les nations qui étaient totalement dans l’erreur sur la possibilité d’un nouveau déluge et que tout allait bien. D’après Rav David, Bilam expliquait au monde que le Matan Torah était en réalité une sorte de déluge. Tout comme les portes du Ciel s’étaient ouvertes au moment du Grand Déluge, elles s’ouvrirent également au moment du don de la Torah. Or, pendant le déluge, l’humanité n’était ni équipée ni préparée à recevoir la générosité du ciel et ils furent donc détruits. S’ils s’étaient repentis comme ils auraient dû, les pluies auraient été une fantastique bénédiction. Hachem était présent, prêt à donner, mais personne n’était là pour recevoir. Même Noa’h, le Tsadik, était bloqué dans l’arche et ne pouvait ni voir le monde, ni recevoir ce qui aurait pu être donné.

Lors du Matan Torah, d’un autre côté, Hachem a permis au Klal Israël de devenir un réceptacle pour absorber la vérité et la sainteté de la Torah. Mais nous en avons été incapables sans mourir dans le processus, jusqu’à ce que Hachem nous ressuscite avec la « rosée de vie. » C’est la paix, évoquée dans le verset, que D.ieu nous a accordée au Mont Sinaï. Rav Israël nous renvoie au dernier Rachi (20 :23) de la Paracha de Yitro : nous devons percevoir notre ami comme ayant été créé à l’image de D.ieu et le traiter avec le plus grand respect. Ceci nous conduit directement à la Paracha de Michpatim, qui rapporte la leçon de la dignité humaine dans la Halakha pratique et la vie quotidienne. Telle a été l’essence de l’enseignement de Rav Israël Salanter et sa mission : unifier les deux côtés des Lou’hot dans notre esprit et notre cœur.

Alors que nous approchons de l’été, un moment de grand potentiel mais aussi de grand danger spirituel, n’oublions pas d’emporter le Matan Torah partout avec nous. La manière dont nous nous conduisons envers Hachem résonnera certainement dans le Ciel, mais la manière dont nous traitons notre prochain peut également produire un grand Kiddouch Hachem, une sanctification du Nom de D.ieu. Si nous relevons correctement ces doubles défis, Hachem doublera certainement notre récompense.

Rabbi Yaakov Feitman