Face à la multiplication des labels de Cacheroute, une question se pose légitimement : y a-t-il une différence entre les Cacheroutes ? Cette multiplication des labels est-elle justifiée ? Moché Rabbénou aurait-il refusé de consommer certaines Cacheroutes ?


1. La place de la Cacheroute dans la Torah

Pour comprendre les niveaux de Cacheroute, il faut tout d’abord définir ce qu’est la Cacheroute, loin des préjugés dont nous sommes tous victimes. Nous avons tendance à penser que les obligations rituelles caractéristiques du judaïsme se répartissent en trois grandes catégories :

-       La Mitsva d’observer et de respecter le Chabbath

-       La Mitsva de vivre dans le respect de la pureté familiale

-       La Mitsva de manger Cachère

Pourtant, cette conception est déjà le fruit d’un préjugé. Préjugé qui a, certes, un côté extrêmement pratique, mais qui véhicule également son lot d’inexactitudes. En effet, si, effectivement, le Chabbath et la pureté familiale sont deux thèmes clairement définis dans la Torah et dans le Talmud, ça n’est pas le cas de la Cacheroute, qui n’a commencé à former un thème à part entière qu’à partir de l’époque médiévale.

Grosso modo, on met dans la catégorie Cacheroute tout ce qu’il est permis ou interdit de consommer. Mais, comme nous allons le voir, chaque interdit alimentaire a des causes qui lui sont propres et qui sont indépendantes des autres interdits alimentaires.

Prenons l’exemple du Chabbath. La Torah nous dit explicitement que, pour vivre ce jour sacré, il faut à la fois le distinguer des autres jours, et à la fois cesser toute activité productive en ce jour. Le Talmud consacre un traité tout entier à ces deux aspects du Chabbath en détaillant chacune des activités productives interdites et la manière dont on distingue ce jour de tous les autres jours.

Par contre, les lois de la Cacheroute sont disséminées dans toute la Torah et dans un grand nombre de traités talmudiques. Il ne s’agit pas d’un thème en soi.

Pour donner une idée, la loi orale est ordonnancée en six ordres fondamentaux :

  1. L’ordre de Zéra’im, qui traite de toutes les lois agricoles. Cet ordre est presque intégralement consacré aux lois de Cacheroute, liées à la sainteté de la terre d’Israël.
  2. L’ordre de Mo’èd. Dans cet ordre, le traité Pessa’him consacré à la fête de Pessa’h évoque notamment les lois relatives à la cachérisation des ustensiles.
  3. L’ordre de Nachim. Il traite des relations matrimoniales. C’est certainement le seul ordre qui ne soit pas lié à la Cacheroute.
  4. L’ordre de Nézikin. De nombreuses lois de Cacheroute y sont enseignées, en particulier dans le traité ‘Avoda Zara, qui aborde la problématique des aliments des non-juifs et des idolâtres qui nous ont été interdits par ordonnances rabbiniques pour diverses raisons.
  5. L’ordre de Kodachim. On y aborde notamment toutes les lois des sacrifices. Comme il y a de grandes similitudes entre le sacrifice d’une bête consacrée et l’abattage rituel d’une bête profane (‘Hol), nos Sages ont consacré tout un traité aux aliments permis et interdits : le traité ‘Houlin (les consommations profanes). Il aborde toutes les questions relatives à l’abattage rituel, aux espèces permises et interdites, à l’interdiction de consommer du sang, des graisses interdites ou le nerf sciatique des animaux, ainsi que les mélanges interdits de lait et de viande.
  6. L’ordre de Taharot. On y aborde toutes les règles de pureté et d’impureté. Or, ces règles ont de nombreuses conséquences sur la Cacheroute. Le traité Mikvaot consacré aux immersions rituelles aborde notamment la problématique de l’immersion des ustensiles.

Nous l’avons vu, la Cacheroute est omniprésente tout au long des traités talmudiques.

2. Comment la Cacheroute est devenue une discipline en soi ?

En fait, contrairement aux idées reçues, il n’y a pas de Mitsva de manger Cachère. Il y a plutôt toute une batterie d’interdits, qui ont des raisons aussi diverses que variées, et que l’on a artificiellement réunis sous l'appellation Cacheroute. Plus précisément, c’est à l’époque médiévale que Rabbénou Ya’acov Ben Acher, surnommé le Tour, d’après son oeuvre Halakhique le Arba’ Tourim, décide de réunir tous les interdits alimentaires dans un seul livre, le Yoré Dé’a.

Depuis, la majorité des auteurs d’oeuvres halakhiques ont suivi son exemple.

Le côté pratique de cette conception de la Cacheroute, c’est que finalement, ce qui nous importe, c’est de savoir ce qu’on a le droit de manger. A ce titre, on pourrait presque se délester de la charge d’étudier les lois de Cacheroute, en laissant le soin à nos rabbins de se consacrer à cette tâche fastidieuse. On se contenterait alors de lire sur l’étiquette des aliments apposée par le Beth Din, la mention “Cachère”.

Le problème, particulièrement aujourd’hui, dans la société de consommation, c’est que, d’une part, les produits alimentaires se sont complexifiés, et d’autre part, que les labels de Cacheroute se sont multipliés. En fin de compte, pour décrypter une étiquette de Cacheroute, il faut combiner des notions halakhiques complexes et une connaissance de l’industrie agroalimentaire.

Nous connaissons tous des personnes qui sélectionnent leurs labels de Cacheroute et qui s’abstiennent d’autres labels. A l’inverse, d’autres personnes font confiance presque aveuglément à toute étiquette du moment qu’elle arbore l’inscription “Cachère”. Souvent, ce choix n’est pas motivé par une connaissance réelle des tenants et des aboutissants de chaque problématique. On décide de faire confiance ou de ne pas faire confiance de manière un peu arbitraire, au gré des rumeurs.

Et pour cause… nous sommes souvent mal informés, aussi bien sur la problématique halakhique que sur les pratiques agroalimentaires.

3. Les niveaux de Cacheroute

Néanmoins, il y a effectivement plusieurs niveaux de Cacheroute qui peuvent s’expliquer par plusieurs causes :

  1. Les divergences d’opinion au niveau de la Halakha.
  2. Les critères objectifs retenus par les labels de Cacheroute.
  3. Le facteur humain.

1. Les divergences d’opinion au niveau de la Halakha

La période qui précède la génération des Tanaïm (Sages de l’époque de la Michna, peu avant la destruction du second Temple) est caractérisée par une forte instabilité politique, qui n’a pas été favorable à la transmission de la Torah en général, et de son enseignement oral, en particulier. On voit émerger la Ma’hlokète, la discussion halakhique entre les Sages. La plus connue, la plus emblématique, et probablement la première, est celle qui a opposé Hillel, alors Président du Sanhédrin, et Chamaï, alors président du Tribunal Rabbinique.

La Torah écrite est un code à l’intérieur duquel des myriades de lois peuvent être déduites, à partir d’une anomalie sémantique, ou grammaticale, voire même des couronnes qui ornent les lettres hébraïques dans le rouleau de la Torah. L’instabilité politique qui régnait en Israël à l’époque de l’occupation romaine a fait naître des difficultés entre les maîtres à s’accorder sur les principes d’herméneutique (ou d’exégèse biblique) qui permettaient de décrypter le code biblique. Il serait fastidieux de dresser les conséquences qu’ont eues ces divergences d’opinions à travers l’histoire et à travers les nombreux exils du peuple Juif, en Europe, en Afrique, en Asie, jusque dans les nouveaux continents.

Il en résulte que les différentes communautés ont adopté des usages différents. On retiendra notamment la fameuse distinction Ashkénaze/Séfarade qui s’illustre dans de nombreuses lois alimentaires notamment.

En aucun cas ces différents usages en matière de Cacheroute ne doivent faire l’objet d’une quelconque animosité ni d’aucun rejet entre les membres des différentes communautés. Ce serait dénaturer l’esprit de la Torah. Il est évident qu’il est permis de cuisiner une nourriture qui soit à la fois Cachère pour les Ashkénazes les plus strictes, comme pour les Séfarades les plus strictes.

Il est d’ailleurs rapporté dans le traité Yébamot[1] (consacré à la loi du Lévirat) que, malgré les divergences d’opinions entre l’école de Hillel et l’école de Chamaï sur la validité d’engagements matrimoniaux sujets à controverse, ainsi que sur un sujet de Cacheroute, les élèves des deux écoles ne renonçaient jamais ni à se marier entre eux ni à s’inviter à la même table.

2. Les critères objectifs retenus par les labels de Cacheroute

Chaque organisme de Cacheroute, généralement un tribunal rabbinique, est libre de définir selon quelles normes il souhaite bâtir ses standards de Cacheroute. Bien sûr, son cahier des charges n’est pas élaboré arbitrairement, mais uniquement en fonction des décisionnaires qui font autorité en la matière et qui sont reconnus par leurs pairs.

Aussi, selon la communauté à laquelle ils d’adressent, les critères retenus peuvent être très différents, en fonction de plusieurs axes :

  1. Ashkénaze/Séfarade (Voir 1. Les divergences d’opinion au niveau de la Halakha)
  2. Volonté de permettre la plus large gamme de produits/Volonté de se restreindre aux exigences les plus strictes
  3. Place accordée à la présomption de Cacheroute

Lorsqu’un point de Halakha fait débat, la position adoptée par l’organisme de Cacheroute peut avoir un impact considérable. Pour ne donner qu’un exemple, l’autorisation du lait non-surveillé par certains organismes permet l’entrée sur le marché du Cachère de plusieurs centaines, voire de plusieurs milliers de produits. Comme la question fait débat, les organismes les plus stricts, soucieux de respecter les standards les plus élevés, interdisent catégoriquement ce type de produits. Mais les organismes soucieux de s’adresser à des Juifs variés, certes soucieux de respecter la Halakha, mais pas forcément à un tel niveau de rigueur, adoptent des souplesses (permises par la Halakha).

Enfin, un aliment qui n’est pas sujet à un interdit biblique ou rabbinique clairement établi devrait être présumé Cachère. Notons que cette présomption de Cacheroute a été sérieusement mise à mal avec l’avènement de l’ère industrielle. Les aliments se sont sérieusement complexifiés, y compris les aliments de première nécessité, comme le pain. L’adjonction de toutes sortes d'additifs alimentaires est notamment l’une des causes de ce revirement de situation. S’il y a quelques siècles, il eut peut-être été plus aisé d’établir une liste de produits interdits, il est aujourd’hui indispensable de se contenter d’une liste de produits autorisés !

Néanmoins, la présomption reste primordiale lorsqu’on aborde une question de Cacheroute. Un Juif est réputé fiable en matière de Cacheroute tant que sa crédibilité n’a pas été mise en cause par des faits établis.

Une viande est présumée Cachère tant que la présence d’une lésion n’a pas été décelée.

La notion de présomption entre ces deux exemples est déjà d’un degré différent. En effet, la Halakha nous demande de vérifier la présence éventuelle de lésion dans une bête abattue rituellement. Mais cette vérification n’aura lieu que sur certains points significatifs, les poumons notamment. Par contre, la règle qui définit ce qu’est une lésion rendant inapte la viande du point de vue de la Halakha peut varier d’un label de Cacheroute à l’autre.

Plus un organisme de Cacheroute adopte des critères stricts, moins il se satisfait des présomptions.

3. Le facteur humain

Enfin, comme dans toute activité humaine, la Cacheroute dépend de l’engagement des personnes qui s’y consacrent. Aucun organisme de Cacheroute ne peut prétendre se trouver à l’abri de la moindre erreur.

La qualité et la fiabilité d’un organisme de Cacheroute dépendent des éléments suivants :

  1. Le niveau de connaissance exigé des surveillants rituels
  2. Le niveau et la fréquence des formations du personnel de Cacheroute
  3. Les protocoles de contrôle entre les différents niveaux de la hiérarchie

C’est ce facteur humain que j’appellerai “les critères subjectifs de Cacheroute”. En effet, ces critères ne peuvent pas être appréciés en amont par le consommateur, mais uniquement en aval, au gré des différentes affaires qui peuvent secouer le monde de la Cacheroute. Car, bien entendu, tous les labels de Cacheroute affirmeront qu’ils agissent avec la plus grande rigueur. Les consommateurs n’auront un retour qu’en fonction des informations qui seront publiées dans la presse ou, pire, sur les réseaux sociaux au sujet de telle ou telle affaire. Le consommateur devra ensuite faire le tri entre info et intox.

Quelques indices peuvent malgré tout informer les consommateurs sur le sérieux d’un organisme de Cacheroute :

  1. Sa transparence : certains organismes de Cacheroute publient annuellement leurs normes de Cacheroute, que ce soit sur internet ou un support écrit. Plus leur cahier des charges est détaillé au public, plus c’est un signe de sérieux. Plus il est difficile d’avoir accès à l’information, moins c’est bon signe, car un organisme rigoureux doit en principe adopter la même rigueur pour informer les consommateurs.
  2. L’existence d’un service consommateur, qui peut informer en temps réel par mail ou par téléphone. Plus les réponses sont précises et le délai de réponse court, plus c’est bon signe.

4. L’attitude à adopter face à la Cacheroute

Lorsqu’un individu prend la mesure de l’infinie richesse des règles de Cacheroute, il risque d’en conclure qu’il devrait bannir de son alimentation les aliments les plus sujets à problème : la viande, le vin… Mais très vite, il risque de se rendre compte que ça peut aussi inclure le fromage, le lait, et même les fruits et les légumes ! Bref, ça reviendrait à vivre en parfait ascétisme, ce que la Torah ne souhaite pas.

Un autre individu pourrait en conclure que le mieux est de procéder lui-même à l’abattage rituel des bêtes qu’il consomme, de produire son propre vin, son propre fromage… Mais, d’une part, c’est impossible, et d’autre part, la Torah ne souhaite pas non plus de cette vie en autarcie.

Bref, la vérité est ailleurs…

La Torah, qui représente la parole Divine, nous demande avant tout de ne pas dénaturer son propre message. Nous devons vivre avec nos semblables dans l’harmonie, mais aussi dans le respect des lois rituelles. Personne ne peut se dispenser de s’intéresser aux aspects théoriques et pratiques des lois de Cacheroute, ne serait-ce que parce que ce sujet impacte notre quotidien.

Voilà comment chacun d’entre nous devrait appréhender les questions de Cacheroute :

  1. Connaître ses exigences en matière de Cacheroute (en fonction de son rite, par exemple),
  2. Eviter les labels de Cacheroute qui ne correspondent pas à ses exigences,
  3. Ne pas consommer des produits provenant de labels de Cacheroute sur lesquels il est difficile ou impossible d’obtenir des informations,
  4. Comprendre l’esprit des lois de Cacheroute. En effet, il est important de distinguer l’esprit et la lettre de chaque loi, car il est parfois nécessaire de faire une entorse à la lettre d’une loi (en particulier, lorsqu’il ne s’agit que d’une mesure de rigueur), pour en conserver l’esprit. Evidemment, chaque cas doit être analysé avec une autorité rabbinique compétente.

[1] Chapitre 1, Michna 4.