Nous avons vu que la Thora est susceptible de changer l’homme. Plus concrètement, cela signifie que l’étude et l’accomplissement des mitsvot ne sont pas des éléments extérieurs à l’homme, mais sont des activités censées agir sur lui en profondeur.

Il nous faut, avant d’aborder notre sujet, établir une introduction concernant la néchama (l’âme) de l’être humain.

La guemara, dans le traité Brakhot, dit : « Il y a cinq psaumes « barekhi nafchi ». A quoi le chiffre cinq fait-il référence ? A Hakadoch baroukh Hou et à la néchama. » En effet, le livre de Téhilim contient cinq psaumes qui commencent par l’expression « barekhi nafchi » (« Bénis, ô mon âme… »). Ces cinq psaumes se rapportent à cinq caractéristiques communes à Hachem et à la néchama de l’homme : « De la même façon que Hakadoch baroukh Hou remplit le monde entier, ainsi la néchama remplit-elle tout le corps. De la même manière que Hakadoch baroukh Hou nourrit le monde entier, ainsi la néchama nourrit-elle [spirituellement] tout le corps. De la même manière que Hakadoch baroukh Hou voit sans être vu, ainsi la néchama voit-elle sans être vue. De la même manière que Hakadoch baroukh Hou est pur, ainsi la néchama est-elle pure. Enfin, de la même manière que Hakadoch baroukh Hou se tient retiré des regards, ainsi la néchama se tient-elle retirée des regards ».

A priori, le fait d’affirmer que la néchama « voit sans être vue » pourrait sembler être un inconvénient. Nous allons voir que c’est le contraire qui est vrai. 

La guemara, traité ‘Haguiga, raconte que Rabbi et Rabbi ‘Hiya étaient en chemin, lorsqu’ils pénétrèrent dans une ville. Ils demandèrent aux habitants présents s’il se trouvait un talmidhakham (sage) dans leur ville. Ils leur répondirent qu’en effet, il y en avait un, mais que celui-ci était aveugle. Sur ce, Rabbi ‘Hiya proposa à Rabbi de s’y rendre seul ; du fait que Rabbi était nassi (Président), il n’était pas de son honneur de rendre visite à une personne handicapée. Mais Rabbi insista pour accompagner Rabbi ‘Hiya, puisqu’il s’agissait, souligna-t-il, de rendre visite à un talmidhakham. Ils se rendirent donc chez lui, le rencontrèrent et s’entretinrent avec lui de Thora. Au moment où ils devaient se retirer, le talmidhakham leur dit : « Puisque vous avez eu le courage de rendre visite à quelqu’un qui est vu mais qui ne voit pas lui-même, je vous souhaite de mériter de recevoir Celui Qui voit sans être vu [Hakadoch baroukh Hou] et de bénéficier de Sa présence parmi vous. » Rabbi s’adressa alors à Rabbi ‘Hiya : « Si je m’étais laissé convaincre par tes paroles, j’aurais manqué cette bénédiction ! »

Expliquons le sens profond de la bénédiction faite à Rabbi et Rabbi ‘Hiya. Comme nous l’avons vu, le fait d'être vu sans pouvoir voir soi-même est généralement considéré comme une carence. Bien qu’il y ait une part de vérité dans une telle affirmation, il est important de la relativiser.

Le rapport que l’on a au monde passe essentiellement par la vue. Lorsque notre regard se pose sur une personne, nous sommes immédiatement en mesure de déterminer si celle-ci est grande, petite, riche ou pauvre. Nous « délimitons » la personne, et ce, à l’aide d’éléments purement physiques et extérieurs à sa néchama. Il s’agit donc d’une appréciation réductrice, qui se focalise sur l'aspect extérieur et estompe l'aspect spirituel. De plus, l'impression première fournie par la vue est bien souvent trompeuse et n'est pas représentative de la réalité.

C’est ce que ce talmidhakham voulut enseigner à Rabbi et à Rabbi ‘Hiya : un homme aveugle est certes lourdement handicapé, mais il a cependant l'avantage de pas être limité dans sa perception de la réalité. Une personne privée de la vue aura plus facilement accès à l’intériorité des choses, elle sera en mesure de percevoir l’essence profonde des personnes ; en d’autres termes, elle aura plus facilement accès à la néchama, la sienne comme celle des autres. Elle sait déceler le véritable message contenu dans les paroles qu’elle entend. C’est ce qui explique sans doute l’attitude de certains tsadikim qui ferment les yeux ; ils s’efforcent de mieux percevoir la réalité. Ils savent que la vue est terriblement réductrice.

 Le message du talmidhakham aux deux Sages était donc le suivant : « Vous avez su rechercher l’intériorité, vous aurez le mérite de voir la Présence Divine régner parmi vous ».

Ne pas se fier aux apparences

Comme nous l’avons vu, Hachem, à l’instar de la néchama, voit tout en restant caché des regards. Ainsi, pour appréhender Hachem ou la néchama, il faut intégrer l’idée qu’on ne peut se fier uniquement à ses yeux. A nous de savoir dépasser les barrières matérielles pour atteindre l’essence des choses.

Illustrons cette idée par quelques exemples. La structure de la matière est composée de milliards d’atomes constitués par des noyaux autour desquels tournent des électrons à très grande vitesse. Pourtant, l’espace entre le noyau et les électrons est plus important que la matière propre du noyau et des électrons ensembles, de sorte que si tous ces éléments cessaient de tourner, la matière apparaitrait dans sa réalité la plus simple, c’est-à-dire quasi-inexistante… Un être humain, par exemple, ne recèle pas plus de matière qu’un grain de sable. Les apparences sont trompeuses… Mais il faut savoir qu’Hachem a créé le monde ainsi de manière intentionnelle, et ce, afin de nous rappeler la présence d’une néchama, qui, pour autant qu’elle est invisible, s’exprimera pourtant à travers les qualités spirituelles et morales d’une personne. Il n’est pas sans intérêt de rappeler que l’œil perçoit les éléments de manière inversée, et que ce n’est qu’à l’aide du cerveau que l’image est ensuite redressée. Le message est clair : ne vous fiez pas à ce que vous voyez, ce que vous percevez est l'inverse de la réalité...

Il est raconté dans le livre Maguid Mécharim du Beth Yossef, qu’un soir, son maguid (l’ange qui lui enseignait la Thora quotidiennement) lui apparut et lui annonça qu’il allait lui dévoiler quelle était la source de l’âme de son épouse : « Bien que tu l’aimes et l’honores comme il se doit, tu l’aimeras et l’honoreras encore plus lorsque tu sauras qui elle est réellement. » Car il arrive bien souvent qu’un homme côtoie sa vie durant des gens sans même savoir qui ils sont réellement. Il ne focalise son attention que sur les apparences physiques et en oublie que ces êtres sont animés d’une néchama qui est divine et qui transcende cette réalité. Lorsque, après 120 ans, il arrive au monde futur, lui est alors dévoilée la racine des âmes des gens qui l’entouraient, son épouse, ses parents, ou encore ses enfants. Sa réaction est probablement de s’écrier : « Si j’avais su que j’avais affaire à une telle néchama, je l’aurais davantage considérée, j’aurais pris plus de précautions à son égard ! » C’est également la racine spirituelle de sa propre néchama qui lui est dévoilée… Ainsi, il nous est donné de prendre conscience a posteriori de notre véritable potentiel.

Le Rav Chakh zatsal dit une fois : « La pire chose qui puisse arriver à une personne, c’est de se voir annoncer quelques heures avant sa mort que des proches parents la recherchent depuis des années afin de lui annoncer qu’elle a hérité d’une fortune colossale… Le fait de savoir qu’elle a vécu des années dans la misère alors qu’une richesse immense était à sa disposition la plonge dans une angoisse et une douleur indescriptibles… » Quelqu’un peut passer sa vie dans l’ignorance la plus complète de ses qualités spirituelles, morales ou intellectuelles. Il est bien trop absorbé par les futilités de ce bas-monde…  Ce n’est que lorsqu’il finit sa vie qu’on lui montre son véritable potentiel.

L’homme ne doit jamais perdre de vue : lui, ainsi que tout ce qui l’entoure, est animé par une néchama kedocha, qui est élevée et divine. Le corps et l’âme forment un tandem et tout le défi est de mettre en valeur les forces de l’âme qui sont enfouies au plus profond de l’être. Lorsque l’on aborde la réalité de cette manière, elle apparait sous un angle tout autre, renfermant des forces parfaitement inattendues.