Le peuple juif possède un patrimoine spirituel millénaire qui est à l’origine de sa grandeur, mais il porte également les stigmates de son passé. En effet, il est en proie aux conséquences de certaines de ses fautes qui, tout au long de l’Histoire, lui collent à la peau. La plus connue est celle des explorateurs qui médirent de la terre d’Israël le 9 Av. Son châtiment refait surface tous les ans à la même période, lorsqu’il n’est pas contrecarré par des mérites conséquents et que l’ardoise réclame son dû. Est-ce une coïncidence ?

La répétition systématique d’événements tragiques qui eurent lieu précisément ce jour-là ne nous permet pas d’invoquer le hasard comme résolution de cette énigme. En se penchant sur la question, nous constatons que les faits se sont enchaînés ces jours-là de façon tout à fait improbable. Petit aperçu non exhaustif des événements du 9 Av :

  • début de l’errance des Juifs dans le désert durant quarante ans [1]  ;
  • destruction du premier Temple le 9 Av 3174, soit le 29 juillet 422 avant l’ère vulgaire ;
  • destruction du second Temple le 9 Av 3830, soit le 4 août 70 ;
  • destruction de la ville de Jérusalem par les Romains le 9 Av 3831, soit le 25 juillet 71 ;
  • expulsion des Juifs d’Espagne le 9 Av 5252, soit le 2 Août 1492 [2];
  • La déportation du Ghetto de Varsovie qui débuta le 9 Av, soit le 23 juillet 1942 et tant d’autres péripéties qui ont marqué ce triste jour…

Pour ne prendre que ces 6 événements-là, la probabilité qu’ils tombent à la même date de l’année est d’une chance sur 365^5, soit 1 sur 365 puissance 5, soit une sur 6 478 milliards. À titre de comparaison, vous avez statistiquement 46.000 fois plus de chances de gagner à l’EuroMillions !

Quand la Torah décrypte le réel 

Le Talmud, quant à lui, fournit une explication à ce concert de malheurs. Il affirme que D.ieu punit les enfants d’Israël pour avoir médit et s’être lamentés sur la terre d’Israël qui leur était offerte. Il déclara : “Ils ont pleuré gratuitement, Je ferai en sorte qu’ils pleurent à chaque génération.” [3]

Que peut bien signifier cette faute pour mériter un tel châtiment ? De plus, comment comprendre que ses conséquences se répercutent à chaque génération ? Et si nous subissions à chaque génération les conséquences passées d’une faute présente ?

Retour sur une faute pas tout à fait comme les autres.

Un présent dénigré 

Au treizième chapitre du livre des Nombres, l’Éternel cautionne l’envoi des explorateurs afin de faire un compte-rendu de la terre promise. “Envoie toi-même des hommes pour explorer le pays de Cana'an, que Je destine aux enfants d’Israël ; vous enverrez un homme respectivement par tribu paternelle, tous éminents parmi eux.” (Nombres 13, 2) Mais dix des douze délégués revinrent avec un rapport accablant. 

« Nous ne pouvons marcher contre ce peuple, car il est plus fort que Lui. » (Ibid. 13, 31) 

« Le pays que nous avons parcouru pour l'explorer est un pays qui dévore ses habitants ; quant au peuple que nous y avons vu, ce sont tous gens de haute taille » (Ibid. 13, 32)

“Nous y avons même vu les Néfilim, les enfants d'Anak, descendants des Néfilim : nous étions à nos propres yeux comme des sauterelles, et ainsi étions-nous à leurs yeux.” (Ibid. 13, 33)

Le Talmud au traité Sota (p. 34-35) interprète leur réticence à la conquête de la terre comme blasphématoire. Rabbi ‘Hanina bar Pappa dit par exemple qu’il y a une allusion à leur apostasie dans le verset qu’il faut lire ainsi : “Nous ne pouvons marcher contre ce peuple, car il est plus fort que Lui.”

Nous avons une indication quant à la nature de leur insubordination. Toutefois, vu comme ça, superficiellement, ça parait être plus de la bêtise que de la mécréance. N’avaient-ils pas été témoins des miracles grandioses perpétrés sous leur yeux quelques semaines plus tôt ? N’ont-ils pas assisté au siège de la grande Égypte ?

Il y a forcément quelque chose de plus subtil qui se cache derrière toute cette affaire, quelque chose qui dans notre société ne nous est pas si étranger…

Plus royaliste que le Roi

Afin d’éclaircir cette affaire, j’aimerais évoquer un texte d’Emmanuel Lévinas. [4] 

Se penchant sur la question du refus de pénétrer en terre de Canaan, Levinas propose l’interprétation suivante. “Peut-être les explorateurs ont-ils eu peur moralement, peut-être se sont-ils demandés s’ils avaient le droit de conquérir ce qui avait été si magnifiquement bâti par les autres ?”

Le texte nous apprend par ailleurs que D.ieu mandata les Israélites pour conquérir la terre des Cananéens en raison de leur comportement immoral et dépravé. Pourtant, il fut difficile pour les explorateurs de faire abstraction du lien que ce peuple avait avec sa terre, même en échange du droit moral et d’un commandement divin.

Levinas continue : “Le droit vital des indigènes est plus fort que le droit moral d’un D.ieu universel. Même le Patron (D.ieu) ne peut récupérer les ustensiles à eux confiés… on ne peut pas leur retirer la terre sur laquelle ils vivent, fussent-ils immoraux, violents et indignes et cette terre fût-elle promise à un destin meilleur.”

Ils se mirent à douter. “L’ordre de D.ieu nous demandait soit ce qui est au-dessus de notre force, soit ce qui est au-dessous de notre conscience. Terre promise n’est pas Terre permise.”

Si Levinas explique les raisons de leur résistance, il n’explique pas en quoi cela représenta une faute si grave aux yeux du Créateur. Après tout, n’est-ce donc pas là l’expression de la grande stature morale du peuple ? Cela ne reflète-t-il pas la pureté de leur conscience ? Pourquoi tant de sévérité à leur égard ?

Ce fut justement là, leur erreur. Se croire meilleur que D.ieu. Comme si la morale humaine était plus morale que celle du Créateur.

Une perspective qui fait écho dans nos sociétés civilisées qui légalisent ce que D.ieu prohibe, interdisent ce qu’Il permet, portent en estime ce qu’Il a en horreur... Comme si l’homme était plus apte à décider du compte de la souffrance animale ou du visage de l’amour… 

Se croyant supérieur à D.ieu, camouflant ce qu’Il interdit pour s’autoriser, l'homme légalise pour se permettre, officialise pour faire taire sa conscience. Ce n’est pas la vertu qui est à l’origine de cette pseudo-morale humaine mais tout son contraire, le portrait de la société occidentale en est l’exemple le plus expressif.  Et si le 9 Av était là pour nous rappeler de revenir humblement à notre place ?

[1] Traité Ta’anit, p. 26

[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Expulsion_des_Juifs_d%27Espagne

[3] Traité Sota, p. 35 et Ta’anit, p. 29

[4] Quatre lectures talmudiques, p.131, les éditions de minuit