« Il dit : "De grâce, que mon Maître ne S’enflamme pas, et je parlerai juste cette fois. Peut-être s’en trouvera-t-il là-bas dix ?" Il dit : "Je ne détruirai pas en faveur des dix." » (Béréchit 18,32)

Quand Hachem informa Avraham Avinou de Son projet de détruire Sodome, ce dernier Le supplia de sauver la ville s’il s’y trouvait assez de Tsadikim. Au début, il espérait qu’il y en ait cinquante, puis il maintint sa demande pour un plus petit nombre, jusqu’à supplier Hachem qu’Il épargne Sodome, même en faveur de dix Tsadikim. Une question évidente se pose. Pourquoi Avraham demanda-t-il à Hachem de sauver une ville entière de meurtriers et d’individus malfaisants, en faveur de dix Tsadikim seulement ? Il aurait été plus logique qu’il demande simplement à Hachem de sauver ces dix hommes vertueux. On dirait que la présence de dix Tsadikim a véritablement la force de sauver toute une ville.

Le Alter de Kelm[1] répond à cette question en se basant sur les brèves paroles du Ibn Ezra[2]. Sur le verset décrivant la demande d’Avraham d’épargner Sodome en faveur de cinquante Tsadikim, il précise que cela vise ceux « qui craignent Hachem en public (Béfaressya). » Le Ibn Ezra souligne que la Torah fait référence aux Tsadikim qui sont vertueux en public. D’après le Alter de Kelm, Avraham pensait que si ce genre d’individus existaient à Sodome, on pouvait espérer qu’ils influencent leur entourage à faire Téchouva. Or, un autre verset nous enjoint de « marcher humblement avec ton D.ieu »[3], c’est-à-dire d’agir avec modestie. Le Alter de Kelm explique que cela s’applique à la 'Avoda personnelle de l’individu, mais quand il s’agit d’influencer les autres, cela doit être fait en public, avec l’espoir que cela influera sur les autres. D’ailleurs, Avraham Avinou proclamait le nom d’Hachem en public, en dépit de sa nature modeste. Rav Méïr ’Hadach ajoute qu’Avraham estimait que même s’il n’y avait que dix Tsadikim dans la ville, ils avaient la force d’entraîner un renversement de situation pour toute la ville de Sodome.

Cela nous montre que pour atteindre le niveau de Tsadik, il ne suffit pas de travailler sur soi-même, mais il faut réussir à influencer les autres. C’est particulièrement vrai ces derniers temps, alors que des myriades de Juifs ont malheureusement quitté le chemin de la Torah. Rav Israël Salanter affirme que trente-six Tsadikim se cachent dans le monde. Il précise qu’à son époque, aucun Tsadik ne pouvait se permettre de rester caché, étant donné la nécessité d’influer sur les autres Juifs et de les rapprocher de la voie de la Torah.

Cet enseignement est très pertinent pour les Tsadikim, mais qu’en est-il du commun des mortels, qui ne se trouve pas à ce niveau - sommes-nous tenus d’aider les autres, au niveau spirituel ? L’histoire suivante, à propos du ’Hafets ’Haïm, nous aidera à répondre à cette question.

Lors d’un grand rassemblement de la Agoudat Israël, le ’Hafets ’Haïm prit la parole, soulignant qu’il incombait à tout un chacun d’accroître le Kavod Chamaïm, là où il habitait. Celui qui était capable d’enseigner aux enfants devait le faire, celui qui était capable de donner un cours de Torah devait le faire, celui qui savait parler en public devait le faire. Chacun devait agir, en fonction de ses capacités.

Quelques heures plus tard, le ’Hafets ’Haïm demanda, à l’étonnement de tous, de parler à nouveau. Il expliqua qu’après son premier discours, il entendit certaines personnes dire que le ’Hafets ’Haïm lui-même est un grand Tsadik et qu’il pouvait donc mettre ses propos en pratique. Mais qui étaient ces gens-là pour donner des cours ou parler aux autres ? Ils pensaient devoir d’abord apprendre par eux-mêmes — avec cet argument, ils rejetèrent la requête du ’Hafets ’Haïm. En réponse à cet argument, ce dernier rapporta la parabole suivante.

Une fois, le propriétaire d’un grand terrain (Parits) rendit visite à l’un de ses employés. Le travailleur s’empressa de lui servir du thé, mais l’eau était pleine de sable ! Il se justifia en expliquant que l’eau de leur ville était sableuse. Le Parits répondit qu’il fallait nettoyer l’eau en la filtrant, pour la rendre potable. Cela dit, il était inconcevable d’utiliser une eau tellement sale… Peu de temps après, un incendie s’est déclaré dans la ville, mais personne ne fit rien pour l’éteindre. Le Parits, furieux, exigea une explication. Le travailleur répondit que puisque l’eau n’avait pas encore été nettoyée, ils ne pouvaient pas l’utiliser… Furibond, devant la stupidité du travailleur, le Parits s’écria : « Pour boire du thé, nous avons besoin d’eau propre, mais quand il y a un feu, nous l’éteignons avec l’eau qui se présente à nous ! »

Le ’Hafets ’Haïm expliqua qu’à cette époque, un incendie faisait rage dans les rues, la génération se faisait détruire - dans une telle situation, on ne peut pas dire : « Qui suis-je et que suis-je » ? Peu importe « l’eau » dont on dispose — qu’elle soit propre ou sale, pleine de sable ou parfaitement limpide - nous devons courir pour éteindre le feu ! Nous sommes tous tenus de faire notre possible pour augmenter le Kavod Chamaïm dans le monde.

Les paroles du ’Hafets ’Haïm s’appliquent certainement aussi à la génération actuelle, et chacun doit s’efforcer de faire son possible selon sa situation, pour rapprocher les Juifs de la Torah. Le Ibn Ezra et le Alter de Kelm nous enseignent que dix Tsadikim peuvent transformer une ville entière, et le ’Hafets ’Haïm ajoute que même ceux qui ne sont pas Tsadikim doivent faire leur possible. 

Puissions-nous tous mériter d’accroître le Kavod Chamaïm dans le monde.

 

[1] ’Hokhma Oumoussar, Maamar 92, cité dans Ohel Moché, Béréchit, p. 379.

[2] Béréchit 18,26.

[3] Mikha 6,8.